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torien arabe Ibn-al-Khattib, qui dit que peu de temps après qu’il eut chassé les Almoravides, le sultan Ibn-al-hamar fit bâtir un palais dans la citadelle ou forteresse de cette ville, et qu’il y fixa sa résidence, dès qu’une partie de l’édifice fut terminée ; il n’est donc pas permis d’en douter, c’est à ce sultan qu’est dû le monument où résidèrent ensuite les princes de sa dynastie.

Dès le neuvième siècle, il y avait sur la colline qui s’élève à gauche du Darro, une forteresse appelée Kalat-al-hamra, — le château rouge, et dont les ruines s’appellent encore aujourd’hui les tours rouges, — torres bermejas. Lorsque Badis Ibn Habous quitta Elvira pour fixer sa résidence à Grenade, il fit construire des murs autour de la colline et élever une citadelle à laquelle on donna le nom de Kassabah-al-hamra, c’est-à-dire la citadelle rouge, soit à cause de la couleur des murs, soit à cause de la nature du sol, qui est rougi par l’oxyde de fer. C’est dans cette Kassabah que Ibn-al-hamar fit construire le palais qui reçut le nom de Kars-l-hamra, c’est-à-dire le palais de l’Alhambra, parce qu’il avait été bâti dans cette enceinte, et non comme on l’a affirmé souvent, en souvenir du surnom d’Al-hamar ; si tel avait été le cas, le palais, comme le fait observer M. de Gayangos, aurait été appelé Kars-l-hamri.

Mohammed II, successeur d’Ibn-al-hamar, répara les Torres bermejas, et continua l’Alhambra ; il l’agrandit considérablement, et prodigua ses trésors aux nombreux artisans qu’il fit travailler au palais. Ses successeurs contribuèrent encore à embellir leur résidence, et il faut surtout signaler parmi eux Abou-l-hadjadj, qui construisit l’élégante Puerta del Vino, ainsi que la Puerta de Justicia ; il fit construire plusieurs salles nouvelles, notamment celle des ambassadeurs, et employa à ces travaux la plus grande partie de ses revenus. Les dépenses étaient si considérables, qu’on était persuadé que ses revenus ne lui suffisaient pas, et qu’il cherchait, comme son contemporain Alphonse le savant, la source de ses richesses dans le secret de la transmutation des métaux. Al-Khattib assure qu’il fit repeindre et redorer tous les appartements du palais, ce qui dut coûter des sommes d’argent au-dessus de tout calcul.

Le règne d’Abou-l-hadjadj fut des plus prospères, et il sut toujours se maintenir en paix avec les Espagnols, fait qui explique bien plus naturellement que l’alchimie les richesses énormes qu’il consacra à l’Alhambra. Les successeurs de ce sultan ajoutèrent également de nouvelles constructions à l’Alhambra, mais le règne d’Abou-l-hadjadj, c’est-à-dire le milieu du quatorzième siècle, peut être considéré comme la plus belle époque de l’Alcazar moresque.

Disons aussi quelques mots de l’histoire des dévastations qu’eut à subir le célèbre palais-forteresse des rois de Grenade ; lamentable histoire, car il semble que, dès la conquête, les vainqueurs se soient plu à détruire en quelques années les chefs-d’œuvre accumulés pendant près de trois siècles par la patience et le génie des Mores, dans le plus merveilleux séjour que l’imagination puisse rêver. L’Alhambra, malgré son apparence légère et gracieuse, était une construction solide jusque dans ses plus petits détails, et a bien moins souffert du temps que de la main des hommes.

Dès le temps d’Isabelle la Catholique, le zèle exagéré de quelques moines commença à effacer et à détruire beaucoup d’inscriptions arabes, qui rappelaient le souvenir de « l’abominable secte mahométane. » Nous avons vu précédemment que Charles-Quint, son petit-fils, alla bien plus loin, et qu’il poussa le vandalisme jusqu’à jeter à bas une grande partie de l’Alhambra, pour élever sur ses ruines le massif palais qui porte son nom, lourde construction qui n’a pas été achevée, et qui ne le sera sans doute jamais. L’empereur allemand ne se contenta pas de cette profanation, et nous aurons encore l’occasion d’en constater d’autres consommées par ses ordres, dans le palais moresque qu’il aurait dû respecter.

Pendant le dix-septième siècle, on n’entendit guère parler de l’Alhambra ; cependant le poëte andalou Gongora, qui visita en 1627 les antiquités de Grenade, leur a consacré quelques vers très-emphatiques :

Pues eres Granada ilustre,
Granada de Personages,
Granada de Seraphines,
Granada de antiguedades !

À la fin du dix-septième siècle, l’Alhambra devint un asile pour les débiteurs insolvables ; il servait en même temps de refuge à toute une population picaresque, comme des soldats vagabonds, des voleurs et autres gens sans aveu.

Plus tard, quand le palais moresque fut confié à la surveillance de gouverneurs, la plupart de ceux qui avaient pour mission de le garder et de le conserver, semblèrent s’être donné à l’envi la tâche de hâter sa ruine. Ce serait une curieuse histoire que celle de ces dévastations : nous y verrions par exemple le gouverneur Savera se servant d’un mirador moresque pour y établir sa cuisine ; nous en verrions un autre, don Luis Bucarelli, ancien officier catalan, s’établir dans les appartements des rois de Grenade, et y loger successivement ses cinq filles avec ses cinq gendres ; c’est le même, assure-t-on, qui vendit un jour, pour payer la dépense d’un combat de taureaux, les plus beaux azulejos dont la plupart des salles étaient ornées. À propos des azulejos, un fait bien connu à Grenade, et que nous avons entendu rapporter par plusieurs personnes, c’est qu’on les vendait au premier venu, pour les broyer et en faire du ciment comme avec des tuiles : la charge d’un âne ne coûtait que quelques réaux. Le moment viendra où il ne restera plus un seul de ces beaux carreaux de faïence : nous vîmes un jour, dans une des salles de l’Alhambra, un Anglais qui s’amusait à les enlever du mur, et qui ne se dérangea pas à notre approche, comme s’il eût fait la chose du monde la plus naturelle. Ce rival de lord Elgin paraissait avoir une grande habitude de ce petit travail, qu’il exécutait fort habilement au moyen d’un ciseau et