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La porte, qu’on ferme tous les soirs, s’est parfaitement conservée depuis le temps des Mores ; elle est épaisse et massive, et en bois recouvert de lames de fer, comme celles de la même époque qu’on voit encore en divers endroits de l’Espagne. Après avoir passé cette porte, nous aperçûmes à droite sous la voûte une inscription que nous nous amusâmes à déchiffrer. Cette inscription, qui occupe dix lignes de superbes caractères gothiques, est écrite en cette belle et sonore langue espagnole du quinzième siècle, et commence majestueusement par ces mots : « Los muy altos catholicos y muy poderosos señores don Ferdinando y doña Isabel… » Elle est très-intéressante en ce qu’elle rappelle des circonstances de la reddition de Grenade, et nous en donnons ici la traduction littérale :

« Les très-hauts, très-catholiques et très-puissants seigneurs don Fernando et doña Isabel, notre roi et notre reine, nos maîtres, ont conquis par la force des armes ce royaume et cette ville de Grenade, laquelle, après avoir été assiégée longtemps par Leurs Altesses, leur fut livrée par le roi more Mulei Hasen, ainsi que l’Alhambra et d’autres forteresses, le deuxième jour de janvier de l’année mil quatre cent quatre-vingt-douze. Ce même jour, Leurs Altesses nommèrent comme gouverneur (alcayde) et capitaine de la place don Inigo Lopez de Mendoza, comte de Tendilla, leur vassal, qui fut au moment de leur départ laissé dans l’Alhambra avec cinq cents cavaliers et mille fantassins. Et Leurs Altesses ordonnèrent aux Mores de rester dans la ville et dans leurs villages (alcarias). Ledit comte comme commandant en chef, a fait creuser cette citerne par l’ordre de Leurs Altesses. » (Cette inscription avait été placée primitivement au-dessus d’une citerne ; sous le règne de Charles-Quint, elle fut transportée à l’endroit où elle se trouve aujourd’hui.)

Après avoir passé une seconde porte, on suit une galerie voûtée que les Mores ont eu le soin de faire tortueuse, afin de rendre l’accès de la place plus difficile pour l’assaillant ; à l’extrémité de cette galerie, qui aboutissait autrefois à une autre porte semblable à la première, on débouche sur la place des Citernes, la Plaza de los Algibes.

Au milieu de cette vaste place se trouve une immense citerne construite sous les rois de Grenade : on la remplit au moyen d’une saignée faite au Darro à une demi lieue de là ; elle est entièrement revêtue de carreaux de faïence, et sa dimension, nous assura-t-on, dépasse huit cents pieds carrés. Cette citerne communique avec l’air extérieur par une espèce de puits dont l’orifice est recouvert d’un toit formé de nattes grossières ; nous n’allions guère à l’Alhambra sans venir chercher sous le toit de la citerne un abri contre l’ardeur du soleil, et nous y buvions d’une eau fraîche et délicieuse que de pauvres diables installés à l’ombre nous puisaient pour quelques pièces de monnaie. L’eau de l’Algibe de l’Alhambra, qui conserve toute l’année la même température, jouit à Grenade d’une réputation méritée : c’est la meilleure de la ville, et elle est très-appréciée dans un pays brûlant où l’eau a ses gourmets comme dans d’autres pays le vin ; car toutes les fontaines de Grenade ne sont pas également estimées des connaisseurs : aussi c’est un va-et-vient continuel entre la ville et la citerne de l’Alhambra ; des aguadores au costume pittoresque sont toujours là pour attendre leur tour : les uns transportent l’eau sur des ânes chargés de chaque côté de leur bât d’une énorme jarra abritée sous une épaisse jonchée de feuilles, ce qui les fait ressembler de loin à un buisson ambulant ; d’autres aguadores plus modestes se contentent de transporter l’eau dans une espèce de tonneau cylindrique garni d’une couche de liége destinée à entretenir la fraîcheur, et terminé à l’une des extrémités par un long tube de fer-blanc, qui leur sert à verser le liquide ; avec deux ou trois verres, et une petite fiole d’eau-de-vie anisée dont quelques gouttes versées dans l’eau suffisent pour la blanchir ; voilà tout leur attirail, qu’ils portent en bandoulière sur le dos, au moyen d’une courroie ; et chaque fois que la soif des buveurs d’eau a épuisé leur provision, ils retournent à l’Alhambra pour remplir de nouveau leur petit tonneau.

Arrêtons-nous un instant devant la Puerta del Vino, qui s’élève à droite de la porte que nous venons de franchir ; c’est un petit monument moresque, de la plus parfaite élégance, qui fut bâti en 1345 par Yousouf Ier, à l’époque de la plus grande splendeur de Grenade. Au milieu s’élève une arcade de marbre en fer à cheval inscrite dans un carré orné de gracieuses inscriptions, la plupart à la louange de Dieu ; on remarque, parmi les ornements, une clef symbolique pareille à celle de la Puerta Judiciaria. Les azulejos, ou carreaux de faïence incrustés sur la Puerta del Vino, sont les plus beaux et les plus grands qui existent à Grenade ; cet emploi de la faïence dans la décoration architecturale est de l’effet le plus heureux ; les azulejos de la Porte du Vin auraient, sans aucun doute, été enlevés par les visiteurs comme la plus grande partie de ceux de l’Alhambra ; fort heureusement ils sont placés à plusieurs mètres au-dessus du sol, ce qui les a préservés de la main rapace de ceux qui aiment à emporter les monuments pièce à pièce. La Puerta del Vino a reçu ce nom après la conquête, parce qu’on y conservait le vin provenant d’Alcala. Les arrieros étaient obligés d’y déposer leurs outres, qui avaient le privilége d’entrer sans payer de droits : cette profanation dut faire frémir les mânes des fervents sectateurs de Mahomet, ennemis des boissons fermentées, car autrefois la Porte du Vin, dont la façade est exposée au soleil levant, était un oratoire ou ils venaient faire leurs dévotions.

À côté de la Puerta del Vino s’élève la vaste façade du Palacio de Carlos Quinto, construction majestueuse, mais froide, dans le style gréco-romain de la Renaissance, qu’on attribue à Pedro Machuca et à Alonzo Berruguete. Quand Charles-Quint vint visiter Grenade, il eut la fantaisie de faire jeter à bas toute la partie du palais de l’Alhambra qui composait le palais d’hiver, et en outre plusieurs salles importantes du palais d’été ; cet acte de vandalisme était tout à fait dans les mœurs du temps,