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cal et plein de cordialité ; elles ont en outre l’avantage d’obliger, pour ainsi dire, l’étranger à parler la langue du pays.

La casa de pupilos, qu’on appelle aussi casa de huespedes, ne s’annonce aux passants que par un petit carré de papier blanc grand comme la main, attaché avec une ficelle à l’une des extrémités de la fenêtre ou du balcon, — en Espagne, il est peu de maisons sans balcon ; — lorsque le carré de papier est placé au centre, il signifie qu’il y a simplement un logement à louer.

Le plus ordinairement, la casa de pupilos est tenue par quelque veuve, qui veut augmenter par ce moyen ses modestes ressources ; quelquefois par une famille que des revers de fortune forcent à louer à des étrangers les épaves d’un riche mobilier ; ou bien tout simplement par d’honnêtes bourgeois qui veulent tirer parti d’un appartement trop vaste pour eux. Tel était le cas de nos hôtes : notre padrona de huespedes était une grosse femme d’une quarantaine d’années, — de cuarenta navidades (quarante noëls) comme elle nous le disait elle-même en riant, comptant ses années par noëls comme on les compte chez nous par printemps ; toujours gaie, toujours avenante, elle tenait beaucoup à donner à ses pensionnaires une haute idée de l’hospitalité grenadine.

La maison, d’une propreté parfaite, était meublée avec la plus grande simplicité : des chaises et des canapés en bois peint, garnis de paille, composaient le mobilier ; les seuls objets de luxe étaient quelques saints et un pequeño san Juan en cire, habillés au naturel et qu’une cage carrée en verre garantissait de la poussière et des irrévérences des mouches. Les murs, peints au lait de chaux d’un ton jaune clair, étaient garnis de quelques lithographies coloriées représentant des sujets de Nuestra señora de Paris, avec une légende en français et en espagnol, qui expliquait les principaux faits du roman de Victor Hugo. Ces produits de la veuve Turgis avaient pour pendants quelques sujets religieux lithographiés et enluminés chez Mitjana, à Malaga, qui paraît faire une rude concurrence aux produits de la rue Saint-Jacques, d’Épinal et de Saint-Gaudens. Cette description pourrait s’appliquer à un très-grand nombre d’intérieurs espagnols.

Au rez-de-chaussée, était le patio, espèce de cour carrée qui peut se comparer exactement à l’atrium corinthien des maisons romaines : c’est tout à fait la même disposition. Autour du patio, règne une galerie couverte soutenue par des colonnes : c’est le cavædium des anciens ; la partie découverte est pareille à l’impluvium, et souvent un bassin, situé au centre, tient lieu du compluvium, où venaient se réunir les eaux pluviales. Telles sont un grand nombre de maisons de Grenade et, pour compléter la ressemblance avec les maisons qu’on voit encore à Pompéi, la plupart sont pavées d’une mosaïque faite avec de petits cailloux blancs et noirs, représentant des arabesques et autres dessins variés.

Notre patio était soutenu par des colonnes surmontées de chapiteaux moresques de marbre blanc, arrachés sans doute à quelque mosquée, ou à une ancienne maison contemporaine des rois de Grenade. Un détail nous a frappés : c’est qu’un très-grand nombre des maisons de Grenade offrent dans leur construction de ces fragments moresques, tandis que les maisons antérieures à la conquête chrétienne sont tellement rares, qu’on peut à peine en citer quelques-unes. Il est évident qu’à la fin du quinzième siècle les conquérants, peu familiarisés avec les usages orientaux, durent démolir les maisons anciennes et se servir des matériaux pour en reconstruire d’autres suivant la tradition de leur pays.

Cette absence à peu près complète de monuments moresques déçut vivement mes compagnons de voyage, qui croyaient retrouver encore la vieille Grenade du temps des Abencerrages, ou quelque ancienne ville orientale avec des minarets élancés et des moucharabys en relief, comme ceux dont Gentile Bellini aimait à orner ses grandes toiles. Cependant, hâtons-nous de dire que les rues de Grenade, si elles ne rappellent pas tout à fait l’Orient, sont bien loin d’être d’un aspect monotone : les maisons, peintes en rose tendre, en vert clair, en jaune beurre frais, et autres nuances des plus douces, se colorent au soleil des couleurs les plus gaies.

« Elle peint ses maisons des plus riches couleurs, » a dit Victor Hugo ; on ne saurait être plus vrai. Chaque fenêtre est garnie de longues nattes de sparterie abritant un balcon, d’où pendent, luxuriantes et touffues, des plantes grasses aux fleurs écarlates. Quelquefois des tendidos, vastes toiles aux rayures bleues et blanches, forment au-dessus des rues un toit transparent, comme dans certaines de nos villes du midi.

Ajoutons à cela des yeux noirs qui brillent dans l’ombre, à travers les stores d’un mirador, ou derrière les longs rideaux d’étoffe rayée qui pendent aux balcons ; quelques madones devant lesquelles brûlent des lampes allumées par des mains pieuses, un paysan qui passe embossé dans sa mante de laine brodée, et nous répéterons volontiers l’Orientale si connue de notre grand poëte :

Soit lointaine, soit voisine,
Espagnole ou sarrasine.
Il n’est pas nue cité
Qui dispute, sans folie,
À Grenade la jolie
La palme de la beauté,
Et qui, gracieuse, étale
Plus de pompe orientale
Sous un ciel plus enchanté.

Il y a de charmantes heures de flânerie à passer en errant à travers les rues de Grenade : à chaque pas, pour ainsi dire, les yeux sont frappés par quelques détails d’architecture ou par une scène de mœurs imprévue : tantôt c’est une caravane de paysans de la Vega, conduisant des ânes qui disparaissent presque entièrement sous d’immenses paniers chargés de fruits et de légumes ; tantôt c’est une brune gitana au teint cuivré, à l’air farouche, disant, pour quelques cuartos, la bonne aven-