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la contrée. Le capitaine Macviccar, mon suppléant, qui opérait de son côté dans certains districts du Boad où nous n’avions pu pénétrer l’année précédente, arriva lui aussi à d’heureux résultats. Nous ramenâmes, à nous deux, trois cent sept Mériahs, dont cent vingt petits enfants qui furent placés aux frais du gouvernement chez les missionnaires de Berhampore et de Cuttack. Parmi les adultes, ceux qui étaient mariés furent dispersés dans divers villages où on leur fournit les moyens de former un établissement agricole ; les jeunes gens commencèrent l’apprentissage de différents métiers ; douze ou quinze entrèrent chez des particuliers qui se constituaient leurs patrons, et j’en enrôlai vingt-cinq pour mon escadron d’irréguliers. Les jeunes filles, à mesure qu’elles deviennent nubiles, trouvent facilement des maris, attendu que le gouvernement, dont elles sont les pupilles, leur assure un douaire suffisant. Enfin on a établi à Sooradah, pour les femmes non mariées et pour les plus jeunes enfants, un asile spécial où, sous la surveillance de respectables matrones, les premières apprennent les soins du ménage, tandis que les seconds sont mis en état d’entrer plus tard dans les écoles de missionnaires.

En 1850, l’état de ma santé me força de quitter l’Inde, et j’allai au cap de Bonne-Espérance passer le temps nécessaire à mon rétablissement. Pendant mon absence le capitaine Macviccar et le capitaine Frye continuèrent l’œuvre sacrée à laquelle nous étions voués ensemble. Le second, orientaliste érudit, qui avait fait une étude spéciale des dialectes khonds, et auquel on doit l’impression des seuls ouvrages qui existent en cette langue, a péri depuis victime de son zèle. Une fièvre pestilentielle a terminé la carrière de ce brillant officier dont les vues saines et la politique habile ont particulièrement contribué au succès définitif de notre œuvre commune. Une singulière anecdote que je tiens de lui et qui se rattache à l’époque dont je parle doit trouver ici sa place.

Averti qu’une jeune et belle fille de quinze à seize ans devait être immolée à bref délai, il n’hésita pas à se porter rapidement sur le lieu du sacrifice escorté seulement de quelques cavaliers. Il était grand temps qu’il arrivât, car, au milieu des Khonds réunis, le prêtre officiant tenait déjà la victime. Sommés de la livrer immédiatement, nos montagnards hésitèrent ; ils étaient dans un état d’excitation et de colère qui pouvait avoir les plus fâcheux résultats. Argumenter avec eux dans de pareilles circonstances eût été parfaitement inutile ; aussi le capitaine Frye, une fois que la Mériah lui eut été remise, reprit-il en toute hâte le chemin de son camp. Les Khonds, déçus et furieux, ne savaient après son départ sur qui faire tomber leur rage ; ils n’entendaient pas être frustrés du sacrifice pour lequel ils étaient venus. Une idée s’offrit à eux qui tout à coup fit fortune. Le prêtre était là, vieillard inutile, membre parasite de la communauté, pourquoi ne remplacerait-il pas la victime dérobée aux dieux ? L’étrange substitution s’accomplit à l’instant même et le malheureux sacrificateur, dont le meurtre fut d’ailleurs puni comme il devait l’être, prit la place de la Mériah qu’on lui avait arrachée.

En présentant le tableau de ses opérations, le capitaine Macviccar faisait remarquer que l’abolition des sacrifices humains n’impliquait aucun changement dans la religion des Khonds, aucune idée de progrès moral. Sous beaucoup de formes symboliques et de noms divers, la divinité que ces montagnards adorent est toujours la terrible Dourgha des Indous, cette divinité hostile qu’on apaise à force de sang et qui accepte seulement lorsqu’elle y est forcée, la substitution du sang des animaux à celui des hommes. L’idée fondamentale restant la même, le rite n’est véritablement aboli dans un district que lorsqu’il l’est également dans tous les pays voisins Sans cela les vrais fidèles se transportent à de longues distances pour voir s’accomplir dans toute la rigueur, dans toute la vérité, le sacrifice essentiel, et pour rapporter dans leurs champs ainsi fertilisés, un lambeau de la précieuse offrande. Aussi tout en reconnaissant les résultats obtenus dans le Chinna Kimedy, le capitaine Macviccar ajoutait-il que ces vastes régions ne pourraient être considérées comme complétement et définitivement soumises à la prohibition nouvelle, si les immolations humaines continuaient dans le Jeypore, principauté limitrophe d’une étendue considérable. Cette conclusion parfaitement juste et bien étudiée fut le point de départ de nos nouvelles expéditions qui commencèrent le 17 décembre 1851, et employèrent les trois années suivantes. Notre marche était la même ; nos moyens d’action tout à fait identiques, les obstacles à vaincre ne changeaient guère ; c’étaient toujours, en première ligne, la fièvre, la petite vérole et autres maladies épidémiques ; puis l’ignorance et le fanatisme obstinés des populations, parfois la méfiance des rajahs qui cherchaient un but politique à nos efforts humanitaires. On ne se fait pas une idée de la patience, de la persévérance qu’il faut déployer dans ces transactions délicates, où le langage de l’autorité ne se rend acceptable que grâce à mille ménagements conciliateurs, et où l’emploi mal entendu de la force risquerait à chaque instant de soulever des régions entières. Je n’y ai eu recours, Dieu merci, qu’une seule fois, en janvier 1852, dans des circonstances exceptionnelles. Nous étions alors dans le canton de Godairy, au centre de six villages ordinairement en guerre l’un avec l’autre, mais qui s’étaient ligués contre nous, se figurant que nous venions tirer vengeance d’un triple assassinat dans lequel ils étaient tous plus ou moins compromis. Ils avaient effectivement assassiné, peu de temps avant, trois messagers du Nigbbau de Godairy, qui sous prétexte de lui porter leur réclamation touchant le rite mériah leur avaient extorqué des buffles, des chèvres, des vases de bronze, etc. Aussi restaient-ils sourds à toutes mes exhortations, rebelles à tous mes ordres, et je dus passer onze jours entiers, campé à la belle étoile, dans des rizières, qui pendant ce laps de temps furent inondées à deux reprises différentes. Après bien des démonstrations menaçantes, enhardis par la faiblesse du détachement que j’avais avec moi, ces farouches montagnards, au nombre d’environ trois cents, attaquèrent mon camp avec des