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l’homicide. Cette loi n’était-elle pas la leur, universellement reconnue ? Ne demandaient-ils pas sang pour sang, tête pour tête ? Et qu’auraient-ils à dire si on exigeait d’eux la même rétribution pour ces meurtres commis au pied de l’autel ? Où était d’ailleurs la nécessité de pareils holocaustes ? Nous aussi, je n’hésitais pas à l’avouer, nous avions autrefois sacrifié des êtres humains ; nous avions cru apaiser la colère divine en immolant nos semblables, mais c’était à une époque de grossière ignorance, alors que, sauvages insensés, nous menions une existence avilie, pareille à celle des animaux. Ces ténèbres pourtant s’étaient graduellement dissipées et nous avions fini par renoncer pour jamais à ces pratiques sacriléges. Qu’en était-il résulté pour nous ? Depuis leur abolition, toutes sortes de prospérités nous avaient été départies. Mieux instruits, plus sages, nous pouvions maintenant apprécier nos erreurs, notre folie passée. Quant à eux, ils pouvaient s’assurer par notre exemple que ces vaines cérémonies de leur religion ne contribuaient en rien à leur bien-être : — Mais, sans parler de nous, continuai-je, examinez ce qui se passe chez vos voisins de la plaine ? Leurs moissons ne sont-elles pas aussi belles, aussi abondantes que les vôtres ? Leur bétail n’est-il pas en meilleure condition ? Ne vivent-ils pas mieux qu’aucune tribu montagnarde ? Trouve-t-on chez vous de plus beaux fruits ou des hommes plus forts ?… Et maintenant les voyez-vous jamais sacrifier leurs semblables ?… »

Après avoir développé longuement ce parallèle, je les suppliai de croire à mon amitié, à mon désir de leur être utile ; je leur rappelai que, comme représentant du gouvernement anglais, j’avais à dispenser les faveurs qui seraient toutes à leur disposition s’ils se rendaient pacifiquement à nos désirs. Nous n’entendions ni porter atteinte à leurs principes religieux, ni les troubler dans leur foi, mais simplement prohiber un usage que n’avaient jamais sanctionné ni les lois divines, ni les lois humaines. Nous ne leur demandions en somme que de mériter, en renonçant à une coutume barbare, la protection du gouvernement dont ils étaient devenus les sujets, de garder la paix entre eux, de vivre en bons termes avec leurs voisins.

Lorsque je crus n’avoir omis aucune des considérations qui pouvaient agir sur ces intelligences primitives, je priai mes auditeurs de discuter entre eux la question et de me notifier le résultat du conseil qu’ils allaient tenir.

L’assemblée, qui avait écouté avec patience et calme tout ce que j’avais à lui dire, se dispersa sur-le-champ pour aller tenir séance dans quelque endroit écarté. Je n’étais pas sans inquiétude sur l’issue du débat qui allait s’engager, attendu que, préalablement à la réunion, un compromis m’avait été sinon proposé, du moins suggéré, lequel consistait à autoriser un seul sacrifice annuel pour tous les Khonds du Goomsur. On comprend bien que j’avais immédiatement décliné ce moyen terme.

La séance reprise, et après quelques préliminaire, cinq ou six des chefs khonds, les plus âgés et les plus influents, s’avancèrent vers moi pour interpréter les sentiments de la majorité, ce qu’ils firent avec beaucoup de sang-froid et une remarquable facilité de parole. Leurs discours revenaient à ceci :

« Nous avons de tout temps sacrifié des créatures humaines. Nos ancêtres nous avaient transmis cette coutume ; ils ne croyaient pas mal faire, nous ne le croyions pas davantage ; au contraire, il nous semblait que nous accomplissions un devoir. Nous étions alors les sujets du rajah de Goomsur, nous sommes devenus ceux du grand gouvernement aux ordres duquel nous devons obéir. Si la terre nous refuse ses produits, si des maladies contagieuses viennent nous décimer, la faute n’en sera pas à nous. Donc nous renonçons aux sacrifices et nous nous contenterons, si on nous le permet, d’immoler des animaux comme font les habitants de la plaine. »

Il serait oiseux de raconter ici les divers incidens, les discussions qui s’engagèrent ensuite et que je dus soutenir jusqu’au bout avec une patience exemplaire. Au total le résultat passait mes espérances. Il était convenu que l’assemblée se réunirait de nouveau à jour fixe pour me remettre officiellement les Mériahs qui devaient être immolées. On me les amena effectivement au nombre d’une centaine, tant hommes que femmes, et après une nouvelle harangue de ma part, appuyé par plusieurs chefs qui firent valoir la nécessité d’obéir aux ordres du gouvernement, ils prêtèrent tous un serment qui leur est particulier. Assis sur des peaux de tigre et tenant dans leurs mains un peu de terre et de riz arrosés de quelques gouttes d’eau, ils répétaient les paroles suivantes : « Puisse la terre me refuser ses fruits, puisse le riz m’étouffer, puisse l’eau me noyer, puisse le tigre me dévorer moi et mes enfants si j’étais un jour parjure au vœu que je fais actuellement pour moi et mon peuple de renoncer pour jamais à tout sacrifice humain ! »

Mon sabre ensuite, circulant à la ronde, passa tour à tour dans les mains de chaque chef, ce qui impliquait de leur part une marque de soumission, de la mienne un gage de protection bienveillante. Puis la distribution des présents eut lieu, et chacun reprenant le chemin de son village, mon second Durbar dans le pays des Khonds se trouva virtuellement dissous.

Parmi les chefs des tribus les plus lointaines, quelques-uns avaient négligé de m’amener leurs Mériahs, mais ils s’exécutèrent peu après, entraînés par l’exemple de leurs collègues, et avant qu’un mois ne fût expiré, je pus me rendre ce témoignage que j’avais arraché cent cinq malheureux au plus horrible trépas. Il fallait maintenant régler leur sort. Un grand nombre furent reconduits chez leurs parents de la plaine. Plusieurs furent adoptés avec empressement par des artisans en quête d’apprentis ; d’autres se virent engagés à divers titres chez certains habitants des basses terres. Les agents du service civil et militaire se chargèrent de quelques-uns et j’en choisis douze que je fis instruire comme domestiques avec l’arrière-pensée qu’ils nous serviraient d’interprètes dans nos rapports ultérieurs avec les Khonds.

Ces rapports devinrent de plus en plus suivis. Je parcourais assidûment leurs villages, cherchant tous les moyens