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était Sam Bissoi. Doué d’un esprit très-subtil et très-éveillé sur les intérêts de son ambition, cet homme nous était par là même tout dévoué. Je l’avais vu à l’œuvre ; nous avions combattu côte à côte dans mainte escarmouche et je ne doute pas qu’il n’eût pour moi une sorte d’attachement. Je l’appelai donc à mon aide ainsi qu’un autre chef assez renommé quoique beaucoup moins intelligent. Celui-ci s’appelait Punda Naïk. Je leur avais fait connaître d’avance le plan de campagne auquel je les associais et il s’était chargé de me préparer un accueil favorable. Ce fut par leur entremise que j’invitai tous les chefs de village et de district (mootahs) à venir me trouver avec leurs interprètes (digaloos) sous les murs du petit fort de Bodiagherry, celui-là même où s’était réfugié en fin de compte le dernier rajah et où, après de longues vicissitudes, la mort était venue le surprendre.

Punda-Naïk, chef khond. — Dessin de sir John Campbell.

Mes anxiétés étaient grandes à la veille de cette première rencontre, bien que j’eusse déjà quelques chances de mon côté. J’étais en effet assez généralement connu et les populations me voyaient sans trop d’ombrage ; c’était par mon influence que la plupart des chefs avaient reçu leur rang en vertu d’une coutume pratiquée autrefois par leurs anciens rajahs et que nous avions maintenue, ne voyant aucune raison de l’abolir. Presque tous répondirent donc à mon appel et chacun arriva suivi d’une nombreuse escorte, Ils étaient environ trois mille autour de l’arbre sous lequel je les reçus. Les chefs et leurs principaux suivants s’assirent par terre en demi-cercle ; derrière eux, réunis en groupe et fumant à qui mieux mieux, le reste des Khonds prêtaient une oreille attentive. C’étaient en général des jeunes gens de chaque tribu qui, par égard pour leurs anciens et vu la confiance que ceux-ci leur inspirent, se permettent rarement de prendre la parole dans un débat public.

Avec ces peuples à demi sauvages une argumentation prolixe est de rigueur : il faut exposer le sujet dans le plus grand détail ; faire valoir un à un chaque motif de persuasion, revenir à satiété sur les mêmes raisonnements ; aussi ma harangue, que Punda Naïk et Sam Bissoi se chargèrent d’interpréter fut-elle d’une longueur extra-parlementaire.

« Il ne s’agissait pas, leur dis-je, de blâmer le passé, mais d’inaugurer un meilleur avenir. Le gouvernement anglais avait été péniblement affecté en apprenant chaque année qu’un nombre considérable de victimes expiatoires étaient sacrifiées pour détourner la colère des dieux. C’était là une coutume impie, barbare, à laquelle il fallait renoncer pour jamais, sous peine de rester en arrière des autres tribus, et montrer moins d’intelligence et d’aptitude à la civilisation. Une nouvelle ère allait commencer pour eux. Ils n’étaient plus sous le joug d’un ignorant rajah qui ne s’intéressait ni à leur bien-être, ni à leur bonheur. La fortune des armes les avait fait passer sous l’empire du gouvernement anglais dans les domaines duquel n’existait plus et ne pouvait être toléré un rite si abominable. Ce gouvernement paternel ne faisait pas de différence entre ses enfants ; le Khond et le Ooryah étaient égaux à ses yeux ; il protégeait également la vie de l’un et de l’autre, il punissait de mort