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de les éviter ; mais telle était l’élasticité du terrain sur tout notre parcours, que la calèche bondissait comme si elle eût roulé sur du caoutchouc, s’enfonçant quelquefois assez pour qu’il fallût les efforts de six cavaliers pour nous tirer du bourbier.

Des vapeurs blanches, sorties du sein de la terre, donnaient un aspect fantastique à nos postillons : on eût dit des ombres noires, d’une taille gigantesque, montées sur des chevaux transparents et microscopiques. Nous nous amusions de ce mirage grotesque, Mme de Baluseck et moi, quand notre attention fut attirée par un phénomène plus bizarre encore : le soleil, en se levant et en chassant devant lui les brouillards vaporeux du matin, nous fit apercevoir le capitaine Bouvier caché jusque-la dans la brume et qui galopait à une centaine de pas en avant de la voiture ; il était devenu triple, c’est-à-dire que de chaque côté de lui un autre lui-même avait pris place, imitant fidèlement ses mouvements et ses gestes ; suivant que notre voiture s’éloignait ou se rapprochait de lui, ces sosies mystérieux et insaisissables, quoique parfaitement distincts, changeaient aussi de place, tantôt précédant ou suivant le cavalier, tantôt reprenant leur première position à droite et à gauche de lui. Je dois dire, pour être vraie, que ce mirage disparaissait aussitôt que nous levions nos voiles qui, cependant, n’étaient pas bien épais. Je ne me rappelle pas avoir jamais vu pareil phénomène, et je laisse à plus savant que moi le soin de décider quelle loi d’optique, quelle décomposition de la lumière le produisait nos yeux étonnés.

« Nous venons de rencontrer, en arrivant à Nara, toute une tribu, émigrant et emportant avec elle, vers de plus gras pâturages, tout ce qu’elle possédait. Les hommes et les femmes à cheval poussent devant eux leurs troupeaux ; les plus petits enfants, suspendus dans des paniers aux flancs des chameaux, sont arrangés symétriquement d’après leur poids et leur âge ; au-dessus d’eux sont entassés les tapis et les couvertures en feutre, avec les bois formant la carcasse des tentes ; des grils en fer, des armes, des marmites de cuivre pour faire bouillir le thé ; enfin, des sacs de farine d’orge. Je remarque, sur un vigoureux chameau qui passe plus près de nous, deux gros bébés tout nus au milieu du fouillis pittoresque des ustensiles de ménage ; de l’autre côté, et comme équivalent, se trouvent une fillette de six ans et un pot de fer. Les pauvres petits voyageurs jouent et rient comme s’ils étaient à leur aise parmi ce cliquetis effroyable de ferrailles qui menacent leurs têtes à chaque cahot. Les Mongols, comme tous les peuples pasteurs, ont plus d’égards et de soins pour leurs animaux que pour leurs enfants. Ce sont les gens les plus simples, les plus pauvres et les plus sales que j’aie encore rencontrés ; la seule chose qui leur fasse honneur, c’est l’état de prospérité de leurs bœufs, de leurs chevaux, de leurs moutons, de leurs chèvres, encore faut-il en tenir compte à la nature qui a produit spontanément ces magnifiques pâturages, et j’en conclus que la Mongolie est un pays qui convient à tous les animaux, excepté à l’homme.

« Je ne sais vraiment pas comment j’ai le courage de plaisanter. Le climat affreux de cet affreux pays détruit chaque jour ma santé que j’avais restaurée à Pékin ; il n’y a qu’à force d”énergie que je supporte la fatigue de chaque jour ; si je me laisse aller au découragement, comment pourrai-je gagner la frontière de Sibérie, distante encore de deux cents lieues ? Ce doit être bien triste d’être gravement malade dans ces déserts, loin de ses habitudes, de son pays, sans savoir ce qui vous attend et ce que Dieu voudra bien décider de vous ! »

C’est à Nara[1] qu’on peut vraiment placer la limite du grand désert de Gobi. Les prairies redeviennent aussi belles que dans la terre des Herbes, mais le sol est moins pierreux et plus accidenté. Des coteaux plantés de saules rabougris et de genévriers succèdent aux vallons herbeux. De nombreux troupeaux, des hordes de cerfs, d’antilopes animent ce paysage plantureux. En repartant d’Endertab, au moment de la plus grande chaleur, le passage des voitures effaroucha une bande d’hémiones qui étaient couchées dans les roseaux d’un petit étang, et partirent au galop, non sans retourner la tête et en poussant des cris étranges d’une sonorité retentissante, auxquels répondirent à l’unisson les hennissements des chevaux ; ces animaux élégants ne sont pas rares dans ces régions, à ce qu’assura Gomboë. Il y en à deux espèces : l’une grise avec une raie noire, qui est l’hémione des savants ; l’autre, plus petite, à longs poils, d’une couleur plus brune, qui paraît être voisine du dziggetaï du Turkestan et du Thibet. Gomboë prétendait aussi que ce désert était habité par des chameaux sauvages, et qu’il en avait vu de ses propres yeux. Faut-il en conclure que cet animal, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, existe encore à l’état de nature dans les plaines du plateau central de l’Asie, ou plutôt que quelques chameaux domestiques se sont échappés et y vivent en liberté comme les chevaux sauvages des pampas de l’Amérique du Sud ?

Cependant, à mesure qu’on avance, les vallons à leur tour deviennent des vallées et les coteaux se changent en collines élevées. Avant de descendre à Djirgalanton, il faut traverser une véritable chaîne de montagnes, ramification des monts Koukou-Daba qui s’étendent en demi-cercle de l’est à l’ouest à travers le pays des Khalkhas.

Au versant, coule dans un profond ravin une rivière torrentielle large de plus de cent mètres et grossie parla fonte des neiges : l’eau écume et se précipite en tourbillonnant au milieu des rochers qui encombrent son cours. L’assurance des postillons mongols, qu’un semblable obstacle ne semble embarrasser que médiocrement, ne rassure qu’à demi les voyageurs ; il faut passer pourtant. Il n’y a pas de chances que l’eau baisse à cette époque ; elle croît même de minute en minute. On

  1. Mme de Bourboulon ayant cessé depuis Nara jusqu’à son arrivée en Sibérie de prendre des notes à cause du mauvais état de sa santé, nous regrettons de remplacer par un simple récit les épisodes intéressants que nous avons empruntés à son carnet de route, et qui ont fait voyager le lecteur avec elle dans le désert de Gobi.