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« Un nouveau nuage de poussière qui vient à nous, de la direction du nord, nous annonce près de Coutoul l’approche d’une caravane. C’est la première que nous ayons rencontré dans le désert. En tête galopaient quelques cavaliers parmi lesquels nous avons été fort surpris de reconnaître à leur costume presque européen, à leurs grandes bottes, et à leurs chapeaux de feutre, deux marchands sibériens chefs et propriétaires de la caravane ; l’un d’eux s’approche et, après force civilités, s’informe à quelle distance il est d’Homoutch, demandant si l’eau et les pâturages sont encore abondants dans le Gobi. Ces Russes étaient accompagnés de nombreux Mongols, loués dans le nord du pays des Khalkhas, plus misérables et plus sauvages d’aspect que les nomades qui nous conduisaient : enveloppés des pieds à la tête dans des peaux de bouc, placés entre les bosses de leurs chameaux comme des ballots de marchandises, à peine daignaient-ils tourner la tête. La caravane très-considérable comptait une centaine de chameaux chargés de caisses couvertes de peaux de buffle, à peu près autant de cavaliers, et quelques yacks ou bœufs à long poil achetés à Ourga. Ce qu’il y avait de plus curieux, c’était trois grands bateaux, construits dans le genre des maisons de bains qu’on voit sur les fleuves des villes européennes, placés sur des essieux et des roues énormes, et traînés chacun par un attelage de douze chameaux. Ces singuliers véhicules contenaient la famille et toutes les richesses des marchands sibériens. Les cris plaintifs des chameaux, les grognements des yacks, les sifflements aigus que faisaient entendre les conducteurs pour animer les bêtes de somme, et par-dessus tout les nombreuses clochettes suspendues au cou des animaux produisaient de loin une harmonie inimitable.

« Après un échange de renseignements mutuels, nous continuons notre route vers le nord, tandis que les Sibériens se dirigent vers la Chine. Nous avons su plus tard qu’ils avaient donné de nos nouvelles à nos amis de Pékin.

« Le 3 juin nous avons couché à Soudji ; les chemins sont affreux entre cette station et Bildigne ; il a fallu six heures pour faire 48 verstes. La surface du sol couverte de tertres et de pierres est boursouflée par l’infiltration des eaux ; on dirait l’océan avec ses longues houles. Ce ne sont plus des secousses brutales que nous éprouvons, mais un roulis régulier qui a donné un véritable mal de mer à Annette, la femme de chambre de Mme de Baluseck.

« Le soir, en arrivant à Boro-Bourack, nous trouvons notre camp placé au versant d’une éminence, dans une position pittoresque. De petites hauteurs s’élevant au milieu de la steppe lui donnent l’air d’un archipel composé d’une multitude d’îlots. Le coucher du soleil est admirable : des vapeurs rouges jettent un voile obscur sur la ligne qui sépare la terre du ciel ; celui-ci, d’abord d’un bleu foncé, prend des teintes d’un vert tendre, et à mesure qu’il s’éclaircit la terre se revêt d’une couleur d’un pourpre sombre et impénétrable. De véritables collines, les plus hautes que nous ayons vues depuis longtemps, bornent l’horizon du côté du nord. Malgré la fatigue, nous ne pouvons résister au désir d’aller leur rendre visite ; il faut avoir éprouvé le sentiment d’uniformité monotone que donne la platitude infinie des steppes pour expliquer ce que nous ressentons. C’est à dos de chameau que nous faisons cette excursion beaucoup plus longue que nous ne croyions. Ces collines, qui semblent très-voisines du camp, en sont à plus de quatre verstes ; nous avons été trompés par un effet de perspective qui, ici comme en pleine mer, rapproche les objets les plus éloignés. Notre curiosité est trompée : ce ne sont que des dunes de sable blanc accumulé dans des rochers de granit ; il n’y a ni végétation, ni fleurs, ni sources ; de gros serpents gris, tachetés de rouge, en sont les seuls habitants ; et comme leur aspect n’a rien de rassurant et que Gomboé nous assure qu’ils sont très-venimeux, nous nous empressons de leur céder la place. En revenant, la nuit, une nuit profonde, nous surprend, et sans les Mongols qui sont venus à notre rencontre avec des torches, nous nous égarions dans cette immensité.

« Je n’irai plus voir les collines dans le désert et je ne monterai plus sur des chameaux ; rien de plus pénible que le trot saccadé de ces animaux.

« Nous sommes rentrés ici exténués de fatigue. C’est avec un plaisir extrême que je date ces quelques lignes de Boro-Bourack. Ici cesse le véritable désert de Gobi. À Nara, où nous arriverons demain, commence le pays des Khalkhas, la région des grands bois, des pâturages et des rivières aux eaux limpides.

Nara, 5 juin. « J’ai voulu monter à cheval ce matin, séduite par l’aspect des belles prairies vertes de Taïrim. Mon cheval bondissait sur leur surface, et, lui lâchant la bride, je le laissais franchir l’espace dans un galop effréné, bercée par le bruit sourd de ses sabots qu’amortissait un épais tapis d’herbes, sans m’occuper de rien et rêvant profondément. Soudain j’entends derrière moi des cris inarticulés, et au moment où je me retourne, je me sens tirer par la manche de ma veste : c’est un Mongol de l’escorte qui s’est lancé à ma poursuite. Il abaisse tantôt une main, tantôt l’autre, en imitant avec ses doigts le galop d’un cheval emporté ; enfin, voyant que je ne comprends pas, il me montre fixement le sol. La présence d’esprit me revient ; j’ai l’intuition d’un danger auquel j’aurais échappé, et je m’aperçois que si nos montures paraissent si animées, ce n’est pas l’aspect des verts pâturages qui les met en joie, mais la peur, la peur d’être englouties vivantes ! Le sol se dérobe sous leurs pas, et si elles restaient immobiles, elles enfonceraient dans les tourbières perfides qui ne rendent plus leur proie. Je frissonne encore quand je songe au danger auquel j’ai échappé ; mon cheval, mieux servi par son instinct que moi par mon intelligence, s’emportait et je ne m’en apercevais pas ; quelques pas de plus et j’étais perdue !

« Les prairies tourbeuses nous barraient la route ; le chef mongol fit faire un grand détour aux voitures, afin