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gages qui, marchant plus lentement que nous, nous rejoignait tous les soirs à la couchée. La nuit était venue, on avait allumé des torches pour nous escorter, et des bâtons de résine jetant des flammes tantôt rouges, tantôt bleues, illuminaient la foule devenue plus compacte et plus bruyante encore.

Boro-Bourak, 4 juin au soir. — « Je suis restée trois jours sans prendre de notes parce que les variations excessives de température m’ont rendue malade ; rien de bien intéressant sinon qu’on nous promet que nous sortirons prochainement de ces steppes affreuses.

« La nuit que j’ai passée à Homoutch a été fort troublée : les cris et les jurons des chameliers, les beuglements des grands troupeaux, et surtout les appels répétés de la conque marine dans laquelle soufflèrent tout le temps deux lamas à cheval chargés de faire la quête du beurre et du lait parmi les riches planteurs, m’ont causé une longue insomnie. Quand on a quitté les villes, qu’on a goûté le silence admirable des nuits du désert, l’oreille qui perçoit les moindres bruits ne peut s’habituer aux tumultes discordants des foules. Il a fallu cependant partir aux premières lueurs du jour.

Un étang au désert. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

« La chaleur a été torride pendant toute cette journée., et le soir en arrivant à Halibtchi où nous devions coucher, nos postillons se précipitèrent avec avidité sur les vases pleins d’eau et de lait de chamelle que des femmes et des enfants leur avaient préparés ; une violente altercation s’ensuivit, parce qu’une de ces Agars du désert avait donné à boire à un étranger avant de servir son mari. Celui-ci renversa le contenu du vase et jeta du sable à la tête de l’épouse impudique au milieu des rires et des exclamations des pasteurs. Ces scènes primitives me rappelaient la Bible et le temps des patriarches.

« Mes pauvres chiens[1] paraissent souffrir de la chaleur plus que du froid ; nous n’avons rien pour leur donner à boire, les Mongols ayant le préjugé qu’un ustensile appartenant à un homme devient impur quand il a servi à un animal ; c’est une contradiction bizarre de la part de ces fervents sectateurs de Bouddha qui croiraient commettre un crime s’ils tuaient une mouche eu une fourmi. Mes chiens se précipitent tous à la fois sur le verre à pied qui leur est destiné, et répandent l’eau sans avoir le temps de boire. Il n’y a pas un morceau de bois pour leur fabriquer une écuelle ; il faudra leur en acheter une à Ourga.

« D’Halibtchi à Boroa où nous avons couché après avoir franchi rapidement 120 verstes, l’aspect du pays change un peu ; il y a quelques petits coteaux et notre chemin suit tantôt le lit d’anciens torrents, tantôt des vallons sablonneux ; quelques arbustes rabougris, genévriers et bruyères percent leur linceul de pierres, et des touffes d’herbes verdoyantes poussent dans les endroits humides.

« Une charrette a été brisée : les Mongols qui ont refusé d’y travailler n’ont même pas voulu fournir ce qu’il fallait pour la réparer ; je soupçonne l’interprète Gomboë d’abuser de ce que personne ne comprend la langue du pays pour mettre les pourboires dans sa poche, et exiger gratuitement les corvées de ces pauvres gens.

« Au sortir de Boroa nous pénétrons dans un vaste désert sablonneux qui s’étend à perte de vue, et nous sommes accueillis à notre entrée dans ce Sahara asiatique par une trombe qui nous force à nous enfermer dans nos voitures ; celles-ci même doivent bientôt s’arrêter à l’abri d’une éminence, où en une heure de temps elles sont enterrées dans le sable jusqu’aux essieux. Que nous serait-il arrivé si la trombe avait duré toute la journée !

  1. On se rappelle que Mme de Bourboulon avait avec elle deux paires de charmants petits chiens de Pékin.