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les circonstances changent bien la manière d’envisager les choses.

« Le chemin entre Tchatchourtaï et Tcheutaï était très-passable, mais je n’en dirai pas autant du reste. Le terrain commence à s’entrecouper de ravins et de mamelons en dos d’âne ; l’herbe est moins touffue ; les pierres plus nombreuses ; tout annonce l’approche du désert de Gobi.

Nous avons vu près de Oula-Hada au moins vingt-cinq hoang yang (antilopes) dispersées en petites bandes de cinq ou six ; elles passaient au petit galop devant nous, et s’arrêtaient sur les escarpements voisins pour nous regarder à loisir.


Antilopes chassées par des aigles. — Menu d’un déjeuner au désert. — Étangs couverts d’oiseaux aquatiques. — Les végétaux et les animaux du Gobi. — Eaux sulfureuses. — Extrêmes variations de température. — Affreux cahots par suite du mauvais état des chemins. — Accidents arrivés aux voitures. — Visite à la lamaserie d’Homoutch. — Altercation curieuse entre un Mongol et sa femme. — Rencontre d’une caravane dirigée par des marchands sibériens. — Promenade à dos de chameau. — Danger couru dans des prairies bourbeuses. — Singulier effet de mirage. — Les émigrants mongols.

Oula-Houdouk, 30 mai au matin. — « J’ai été souffrante depuis Bombatou ; aussi n’ai-je pris aucune note pendant ces deux jours.

« C’est à Chara-Hada, la station qui suit celle de Bombatou, que les Mongols placent le commencement du désert de Gobi. Nous allons mettre cinq ou six jours à le traverser. Heureusement qu’il est bien moins désolé à cette époque du printemps qu’après les chaleurs de l’été où on n’y trouve plus ni eau potable ni un brin d’herbe.

« J’ai remarqué hier un singulier effet de lumière : par un grand vent, de nombreux flocons de nuages sombres passaient sur le disque du soleil qui disparaissait voilé ou brillait alternativement de tout son éclat ; la terre a pris la couleur du ciel, et le ciel la couleur de la terre ; c’est-à-dire qu’en haut tout est devenu d’une même teinte uniforme, tandis que devant nous des plaques noires comme de l’encre, entremêlées de taches de lumière éclatante, couraient aussi rapides que le vent sur la surface du désert.

« Entre Bobotou et Ola-Houdouk, où nous avons couché hier, j’ai revu de nombreuses bandes de hoang yang, mais elles n’avaient pas la sécurité des premières ; elles erraient çà et là dans les steppes, effarées et cherchant en vain un abri ; dans les airs, au-dessus de leur tête, planaient majestueusement deux aigles qui, fascinant leurs victimes avec le mouvement de trépidation de leurs ailes immenses, descendaient peu à peu en tournoyant vers la terre. Mais la rapidité de la marche ne m’a pas permis de voir le dénoûment de ce drame de la nature, qui sans doute s’est terminé comme ceux qui se jouent chez les hommes, par l’absorption du plus faible par le plus fort.

« Nous étions à Chara-Mourôun à onze heures et demie du matin. Il ne faut pas se figurer que nous vivons comme des cénobites, quoique nous soyons au désert.

« Voici le déjeuner qu’Auguste, intendant de M. de Bourboulon, a trouvé le moyen de nous faire servir en pleine Mongolie : omelette, riz au naturel, jambon demi-sel, pâté de faisans, confitures de framboise, vin de Bordeaux et café ! La seule chose qui manquait au menu, pour le vrai bien vivre, c’était le pain frais. On se fatigue bien vite de biscuit, de biscotes et de toutes ces duretés-là. Le pain de seigle de la provision de Mme de Baluseck est bien préférable ; détrempé dans l’eau ou dans du lait, quand on peut s’en procurer, il forme une pâte très-supportable.

« Il y a bien une autre observation à faire : il m’est impossible de manger du mouton frais qu’on nous a fait griller ou rôtir sur des argols ; il en prend un goût insupportable. Passe encore pour les aliments qu’on fait bouillir avec ce genre de combustible, le seul qu’il y ait au désert.

« En arrivant ici à la couchée, à quatre heures du soir, j’ai été me promener pour faire boire mes chiens sur le bord d’un étang où j’ai joui d’un coup d’œil extraordinaire : au milieu et sur les bords de l’eau, dans un encadrement de roseaux et de gazon vert, s’ébattaient avec confiance une foule d’oiseaux de toutes couleurs et de toutes grandeurs ; des sarcelles, des canards de différentes espèces, des cygnes majestueux, des foulques, des poules d’eau, puis des bandes d’échassiers, bécassines, ibis, hérons ; un troupeau d’antilopes s’abreuvait, sans se soucier des cris de la gent ailée ; une bande d’oies sauvages paissait l’herbe verte ; un superbe faisan doré[1] caquetait auprès de ses poules pour les décider à s’approcher de l’aiguade ; un de nos compagnons croit même avoir aperçu un couple de faisans vénérés[2]; enfin deux

  1. Le coq faisan doré a reçu de Buffon le surnom de tricolore huppé que justifie parfaitement son plumage. Il a la gorge et le ventre d’un beau pourpre velouté, le dos d’une nuance dorée, la couverture des ailes d’un bleu qui prend au soleil des reflets métalliques. Sa queue est beaucoup plus longue, plus émaillée que celle du faisan ordinaire ; au-dessus des plumes de cette queue sortent d’autres plumes dont la tige est jaune et les barbes écarlates ; enfin les plumes de sa tête et de son col lui font, lorsqu’il les relève, une aigrette et une gorgerette, dans lesquelles se retrouvent les plus vives couleurs du prisme. Il est impossible d’imaginer un plus magnifique oiseau ; il supporte la comparaison avec l’oiseau de paradis lui-même. La femelle est aussi pauvrement habillée que la poule de nos faisans ordinaires. Elle pond de dix à trente œufs, suivant son âge ; ces œufs ne sont qu’un peu plus gros que des œufs de pigeon, et d’une couleur jaune clair et mouchetés de blanc. Les petits s’élèvent aisément, les jeunes coqs mettent deux ans à acquérir leur croissance et leur magnifique livrée.
  2. Phasianus veneratus (Temminck). On ne connaît encore que le mâle de cette espèce originaire de la Chine, où elle paraît être très-rare. Frédéric Cuvier dit que cet oiseau fait une des plus grandes richesses des volières des Chinois, et que son exportation est sévèrement punie, ce dont il nous est permis de douter. Ce beau faisan, paré de couleurs fortement tranchées et de la taille du faisant argenté, a une queue d’une longueur énorme ; son bec est plus droit, plus déprimé, et surtout bien moins courbé à la pointe que celui des autres espèces du groupe ; la caroncule est très-étroite et forme seulement un cercle rouge autour de l’orbite ; la queue, très-étagée, a une longueur remarquable, disproportionnée même pour la taille de l’oiseau : elle est composée de dix-huit pennes étroites, les médianes, longues de plus d’un mètre trente-huit centimètres, forment une gouttière renversée, tandis que les latérales sont très-courtes. Aucune huppe ou parure accessoire n’orne la tête de ce faisan ; une calotte blanche en couvre le sommet et descend sur l’occiput ; cet espace blanc est bordé sur les côtés par une bande