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statistiques criminelles, ils se servent assez volontiers des cuchillos renommés qui se fabriquent dans la ville. En traversant la plaza de la Constitucion, nous remarquâmes un édifice fort ancien sur lequel nous lûmes cette inscription : La Carcel, qui nous apprit que c’était la prison ; nous aperçûmes, derrière une fenêtre munie de barreaux de fer, deux gaillards portant le costume andalou, qui nous souhaitèrent le bonjour ; nous apprîmes, en les faisant causer, que le plus âgé des deux avait été condamné avec trois autres pour un assassinat, mais il nous assura que ce n’était pas lui qui avait fait le coup. Le plus jeune, âgé de vingt-cinq ans à peine, avait une figure presque féminine, des cheveux noirs et de très-beaux yeux bleus ; il nous conta, d’un air très-doux et avec un très-fort accent andalou, qu’on l’avait enfermé pour une puñala qu’il avait donnée dans un accès de jalousie. Comme il se conduisait bien, ainsi que son camarade, on leur accordait un cachot au rez-de-chaussée donnant sur la place, où ils obtenaient quelques pièces de monnaie de la charité des passants.

En quittant Guadiz, nous traversâmes un pays de plus en plus accidenté, et nous aperçûmes bientôt sur notre gauche les cimes neigeuses de la Sierra Nevada, que dominait majestueusement le Pico de Mulhacen ; devant nous, la Sierra de Susana étendait à l’horizon ses découpures bizarres. Ce paysage, un des plus vastes que l’imagination puisse rêver, est plus sauvage assurément et plus grandiose peut-être qu’aucun de ceux qu’on admire en Suisse.

La route que nous parcourions est une des moins fréquentées d’Espagne : nous ne rencontrions guère que des balijeros, cavaliers qui transportent les lettres dans une valise fixée à leur selle ; quelques paysans à âne, embossés dans leur mante et armés de leur escopette, et des gitanos en voyage. Notre calesero nous fit remarquer une vieille gitane, accroupie sur le bord de la route, près d’un pauvre feu sur lequel cuisait en plein air un maigre puchero. « Voyez, nous dit-il un peu plus loin, voici les dents de cette sorcière ; » et il nous montrait des rochers auxquels leur forme fantastique a fait donner le nom de los Dientes de la Vieja, et ressemblent en effet, avec un peu de bonne volonté, à la mâchoire accidentée de quelque vieille sorcière.

Paysan des environs de Grenade.

À Diezma, nid d’aigle brûlé par le soleil, notre calesero nous fit d’assez longs loisirs, motivés par la fatigue de ses chers mulets Bandolero et Comisario ; nous en fûmes enchantés, car ce retard nous valut un spectacle des plus picaresques : dans la cour d’une maison à moitié en ruine, qu’abritait une treille gigantesque, était assise, un pandero à la main, une jeune gitana de la plus grande beauté ; sa mère, ou plutôt sa grand-mère, debout derrière elle, passait un vieux peigne édenté dans ses longs cheveux, d’un noir bleu comme l’aile d’un corbeau ; un chat et une pie, animaux chers aux sorciers, paraissaient causer en amis sur le rebord d’une fenêtre, tandis qu’un grand lévrier, dont les oreilles droites ressemblaient à deux cornes, regardait les gitanas d’un air tout à fait diabolique. « Dépêche-toi, dis-je à Doré, de crayonner cette scène, car les sorcières vont enfourcher leur balai, et partir pour le sabbat. » Et, discrètement abrité derrière un laurier-rose, il en fit en quelques minutes un ravissant croquis.

Impatients d’atteindre le but de notre voyage, nous pressâmes le calesero de partir, et bientôt nous traversâmes Huetor : nous n’étions plus qu’à deux heures de l’antique ville de Boabdil ; enfin, après de nombreuses montées, nous franchissons une enceinte de murailles moresques dominant des coteaux couverts de cactus : nous étions dans Grenade.

Ch. Davillier.

(La suite à une autre livraison.)