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par les clochetons et les coupoles d’un vaste édifice en marbre blanc qui domine tout le paysage ; les tuiles dorées de tous ces monuments scintillent au soleil en opposition avec la sombre verdure des arbres.

« Mais nous sommes bientôt rappelés à la réalité par l’agitation inusitée de nos chevaux.

« Au moment où la cavalcade débouche sur la chaussée bordée de statues, nous ne sommes plus maîtres de nos montures qui bronchent et qui renâclent à la vue de tous ces monstres grimaçants ; quelques-uns de nous sont emportés dans la plaine, d’autres sont forcés de descendre et de conduire leurs chevaux par la bride ; les plus heureux passent en leur couvrant les yeux.

« C’est qu’on ne peut rien voir de plus saisissant que ces lions, ces tigres, ces éléphants, ces rhinocéros, ces buffles, cinq ou six fois plus grands que nature, couchés ou debout sur de larges piédestaux, ouvrant leurs gueules menaçantes peintes en couleur de sang, et qui semblent rouler dans leurs orbites de pierre l’émail blanc de leurs yeux.

« Vus un à un ils sont plutôt grotesques, comme toutes les sculptures chinoises, mais l’ensemble en est effrayant.

« À mesure que nous descendons dans le fond de la vallée, aux bêtes féroces succèdent les animaux domestiques, serviteurs fidèles de l’homme dont ils annoncent la présence, les chevaux, les chameaux, les bœufs, puis enfin, à quelques pas de l’arc de triomphe qui termine cette avenue magique, les statues des sages, des grands mandarins, et des empereurs de la dynastie des Mings dont les restes sont inhumés dans les caveaux des temples funéraires que nous apercevons sur la colline devant nous.

« Ce dernier arc de triomphe rappelle comme proportion, et comme forme l’arc de triomphe de l’Étoile à Paris : il est percé sur ses quatre faces de portes monumentales et cintrées ; la voûte en est couverte de sculptures rappelant des sujets mythologiques.

« Au milieu, on remarque sur un socle de pierre une statue gigantesque portant sur son dos un obélisque de marbre couvert d’inscriptions.

« C’est un monument élevé à la mémoire d’un des ministres les plus dévoués d’un empereur Ming : la tortue est l’emblème funéraire des mandarins de première classe.

« De ce point nous commençons à gravir, pendant cinq cents mètres environ, une chaussée bordée d’une épaisse forêt d’arbres séculaires, où s’élèvent de distance en distance de petites pagodes, et dont des pierres sépulcrales, débris de quelques tombes détruites par le temps ou par la main des hommes, encombrent l’approche.

« Enfin nous nous arrêtons devant une enceinte de murs élevés en pierre blanche qui défend l’entrée de la sépulture des Mings.

« Pendant que nos Ting-tchaïs et ceux de la légation anglaise gravissent la colline et font le tour de l’enceinte murée pour chercher la demeure des gardiens et nous en faire ouvrir les portes, nous descendons de cheval, nous nous asseyons sur un gazon vert à l’ombre des mélèzes gigantesques, et, sur des pierres tumulaires qui font l’office de tables, nous nous mettons à déjeuner gaiement.

« Ô vieux empereurs des anciennes dynasties, qui vous eût dit qu’un jour les barbares du lointain Occident, dont le nom méprisé arrivait à peine jusqu’à vous, viendraient troubler la paix de vos mânes avec le cliquetis de leurs verres et la détonation des bouchons de champagne !

« Du reste, tout le paysage a un aspect mélancolique et saisissant. Cette partie du pays est l’endroit le plus désert et le moins peuplé que nous ayons vu en Chine.

« Accoutumés à la curiosité des foules qui nous accompagnent partout, nous sommes agréablement surpris de cette calme solitude.

« Quelques rares villageois hasardent seuls leur tête famélique derrière les troncs des vieux arbres pour regarder avec envie les pâtés et les poulets de notre déjeuner rustique.

« Les gardiens ont été bien difficiles à trouver, car nous avons le temps de déjeuner avant le retour de nos Ting-tchaïs.

« Enfin, on nous ouvre les portes : le gardien de la première enceinte nous offre le thé, et nous faisons distribuer de l’argent aux employés de la sépulture impériale réunis autour de nous.

« En Chine, autant et plus qu’en Europe, c’est là une formalité inévitable, et le fameux principe rien pour rien a dû certainement être inventé dans l’empire du Milieu.

« Il est vrai que par respect ou pour toute autre cause, les gardiens se dispensent de nous suivre et nous laissent parfaitement libres d’aller et de venir à notre gré ; c’est donc un véritable voyage de découvertes que nous faisons.

« Dès que nous sommes entrés dans l’enceinte sacrée, nous montons quelques marches et nous nous trouvons dans une immense cour carrée : les avenues en sont dallées en marbre blanc veiné de gris, devenu jaunâtre par la vétusté ; au milieu et alentour nous contournons des pelouses vertes avec des rangées de cyprès et d’ifs taillés à façon ; cette cour rappelle à s’y méprendre celle de Versailles, mais sans sa population de statues ; aux quatre coins sont placés des temples consacrés aux divinités du ciel et de l’enfer.

« Un superbe escalier en marbre, de trente marches, nous mène à un nouveau carré planté dans le même style, aussi large, mais moins profond : une épaisse forêt de cèdres gigantesques l’encadre à droite et à gauche. Ces arbres, que nous n’avons encore vus nulle part, font un effet saisissant avec leur écorce d’un gris presque blanc et leur feuillage d’un vert tellement sombre, qu’il en paraît noir ; leurs branches latérales sont si grosses et étendent si loin leurs panaches qu’on a été forcé de les étayer.

« Huit temples à coupoles rondes et superposées suivant le mode de construction adopté en Chine, mais plus ornés et plus grands que ceux de la première cour, s’é-