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défendue là par un petit poste de tigres impériaux, et on entra dans le faubourg du nord.

Sauf cette manifestation inopportune des serviteurs chinois de la légation de France (pour les Chinois, il n’y a pas de fête possible sans feux d’artifices), aucun honneur officiel ne fut rendu aux voyageurs, et ils quittèrent la ville comme de simples particuliers.

Cet incident moitié tragique, moitié comique, qui avait signalé le moment du départ, eût été d’un sinistre présage pour les superstitieux Chinois ; il n’en aurait pas fallu tant pour arrêter un mandarin.

La grande route de Mongolie qu’on suit au sortir de la Porte de la Victoire est bordée de chaque côté de deux rangées de maisons et de petites pagodes où des bonzes sollicitent les aumônes des fidèles, à grand renfort de cloches et de tamtams.

Des robiniers, des saules et des jujubiers sont plantés des deux côtés, une foule de petites guinguettes bariolées en rouge, en vert et en bleu et surmontées des affiches les plus engageantes y débitent aux passants le thé, l’eau-de-vie de sorgho, les œufs durs, les poissons frits et fumés, les gâteaux à la graisse, les fruits confits au sucre et au sel, et surtout des tranches de pastèques. On y rencontre aussi, comme partout, des preneurs de rats.

Des caravanes de chameaux dirigées par des Mongols et des Turcomans, des Thibétains aux figures sauvages, aux accoutrements bizarres y campent, entourés de curieux et d’une foule de petits marchands ambulants qui cherchent à faire quelques bonnes affaires aux dépens de la naïveté des barbares ; ceux-ci y étalent leurs ballots de marchandises au soleil pour les faire sécher, et y réparent leurs vêtements avariés par leur longue route dans le désert, afin de faire bonne mine à leur prochaine entrée dans la capitale.

Des troupes de mulets avec leurs clochettes y apportent les denrées des provinces du sud-ouest, le sel du Tte-chouen, le thé de Hou-pé.

Quelquefois d’immenses troupeaux de bêtes à cornes, de chevaux et de moutons envahissent les larges avenues sous la conduite des habiles cavaliers du Tchakar qui les rassemblent en poussant des cris gutturaux et à grands coups de lanière ; ces cavaliers, qui portent un uniforme bleu, font partie de la grande organisation militaire appelée le Tchakar, qui relève directement du domaine privé de l’empereur, dont ils surveillent les pâturages et les troupeaux sur cette lisière de la Terre des Herbes, comprise entre la grande muraille, le grand coude du Hoang-ho et la Mandchourie. Les cavaliers du désert, Mandchoux ou Mongols, forment la force la plus réelle et la plus dévouée sur laquelle puisse compter le Fils du ciel ; au nombre de vingt ou trente mille braves, mais mal armés et indisciplinés, ils soutinrent, à la bataille de Pali-kiao, tout le choc de l’armée anglo-française, alors qu’aux premiers coups de canon les milices chinoises avaient déjà pris la fuite.

Peu à peu, à mesure que les voyageurs traversaient les faubourgs, la foule diminuait, les maisons devenaient plus rare et on entrait dans ces immenses plaines qui entourent Pékin et dont le sol, composé d’un tuf calcaire recouvert à peine d’une légère couche de terre végétale, est peu favorable à la culture.

La chaussée, assez bien entretenue au sortir de la ville, devenait très-mauvaise : de grandes dalles de granit oolithique usées par les eaux et par le frottement des lourdes voitures de pierre qui viennent à Pékin, y forment des escaliers abrupts qui font trébucher les chevaux à chaque pas.

Du reste, le temps était magnifique, l’air frais, l’atmosphère très-pure, et peu après on retrouva un sol bien cultivé, comme il l’est en général dans toute la province du Pe-tche-li. Ici l’agriculture, comme dans tout le Céleste-Empire, est la profession la plus honorable. Les Européens ont pu voir le prince Kong, régent de l’empire, se rendre en grande pompe, vers la fin de mars 1861, au temple de l’Agriculture situé à l’extrémité de la ville chinoise à Pékin, et là, après avoir offert un sacrifice au dieu protecteur des hommes, qui les encourage au travail en leur donnant tous les biens de la terre, diriger lui-même la charrue et tracer plusieurs sillons ; une foule de grands personnages, les ministres, les maîtres de cérémonie, les grands officiers de la couronne, et enfin trois princes de la famille impériale, ainsi qu’une députation de laboureurs, accompagnaient le représentant de l’empereur. Aussitôt que le prince Kong eut terminé le labourage de la parcelle réservée qui était désignée par une étiquette jaune, et qu’on eut replacé dans leur fourreau les outils destinés au chef de l’État, les trois princes de la famille impériale, puis les neuf premiers dignitaires de l’empire conduisirent successivement la charrue jusqu’à ce que le champ fût labouré en son entier ; derrière eux des mandarins inférieurs ensemencèrent les sillons ouverts, tandis que les laboureurs recouvraient avec des râteaux et des rouleaux les germes sacrés confiés à la terre. Pendant toute la cérémonie, des chœurs de musique et de symphonie ne cessèrent de se faire entendre.

Cette intelligente protection, cet anoblissement de l’agriculture ont eu d’immenses résultats : aucun pays du monde n’est cultivé avec tant de soins et peut-être avec plus de perfection que la Chine. Il n’y a pas un pouce de terrain perdu.

Dans le Pe-tche-li la propriété territoriale étant très-divisée, les exploitations agricoles se font sur une petite échelle, mais l’intelligence avec laquelle elles sont dirigées remédie aux graves inconvénients du morcellement. On rencontre peu de villages ; en revanche un grand nombre de petites fermes et de métairies s’élèvent çà et là ombragées par quelques grands arbres. Les bâtiments tiennent peu de place, et les paysans sont si économes du sol qu’ils établissent leurs meules et leurs gerbes sur les toits de leurs maisons disposés en plate forme.

S’ils ménagent le terrain, ils ne se ménagent pas la peine ; grâce à l’abondance des bras et au bon marché de la main-d’œuvre, ils ont pu adopter le mode de culture par rangées alternatives qui leur permet de ne ja-