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lères peut faire une morsure profonde. Ce serpent, qui est certainement le plus beau de tous, est vert et velouté et traversé dans toute sa longueur, de chaque côté du ventre, d’une longue bande d’or. Il est long d’un mètre environ, admirablement proportionné, et sa tête offre le type le plus parfait de la tête du reptile. Sa forme gracieuse et sa merveilleuse couleur feraient pâlir les plus beaux émaux de Palissy. Je le tenais ordinairement renfermé dans un bocal ; mais quelquefois je le lâchais sous ma galerie ; il montait alors sur les tables, tantôt en s’enroulant autour des pieds, tantôt en se dressant sur sa colonne vertébrale, comme les serpents danseurs, jusqu’à ce qu’il eût posé sa tête sur le rebord du meuble, pour s’enlever ensuite d’un seul effort.

Je veux raconter sa fin qui fut tragique.

J’avais élevé à la maison un jeune chat pour m’assurer d’une singularité particulière aux chats du pays qui ont tous la queue nouée naturellement, difformité que j’avais d’abord attribuée à quelque torture infligée à ces animaux pendant leur enfance. Un jour mon chat, ayant rencontré mon serpent qui faisait sa promenade ordinaire, se mit à le taquiner avec sa patte. Le reptile, irrité de cette agression, s’enroule aussitôt sur le parquet en forme de huit, pour donner à ses reins plus d’élasticité et de force, et attaque vigoureusement le chat : dans ses mouvements précipités, de vert qu’il était, il devient peu à peu zébré de gris et de noir. Ce phénomène, que je m’expliquai plus tard, provient de ce que l’extrémité extérieure de ses écailles est verte, celle qui touche la peau, grise, et que l’animal, en s’étirant, laisse voir l’écaille tout entière ; ce qui produit les singulières zébrures en question. Voyant que la lutte devenait plus sérieuse, le chat s’était assis sur son derrière et, écartant ses pattes de devant, envoyait de terribles soufflets à son rampant adversaire. La colère de celui-ci devint alors tellement violente que ses écailles s’étant hérissées et laissant voir sa chair à nu, il changea encore une fois de couleur et devint rouge brique ; comme il était ainsi dans un bien plus grand danger et que le chat l’avait déjà griffé plusieurs fois, je voulus le soustraire à une mort certaine et le remettre dans son bocal : mais mes Indiens s’y opposèrent en me disant qu’il était très-dangereux de le toucher en ce moment. Un instant après, le chat, d’un coup de patte vigoureusement asséné, lui avait coupé la tête.

La pointe que j’avais faite dans les pays vierges m’avait mis en goût, et tout ce qu’on me racontait du pays des Préhangans me travaillait l’esprit de telle façon que je résolus de me remettre en route. M. Abels voulut bien m’accompagner dans cette nouvelle excursion qui devait durer plusieurs jours. Notre itinéraire était de nous rendre à Tjiandjioor que nous devions adopter comme quartier général, et de rayonner de là dans les contrées voisines. Mais les pluies, qui règnent constamment dans toutes les contrées sur lesquelles le soleil passe à pic, écourtèrent encore ce voyage. Nous entrâmes toutefois fort avant dans le pays, et nous y vîmes plusieurs choses intéressantes.

Nous partîmes de Boghor à deux heures du matin, à cheval et accompagnés, comme la première fois, de coolies qui portaient quelques provisions et nos fort légers bagages. Nous devions avoir dépassé le Maga-Meudong avant le lever du jour et nous avions une forte traite à fournir. La nuit, sans lune, absolument noire, comme je l’ai décrite, ne nous permettait pas de voir les oreilles de nos chevaux, et, à bien plus forte raison, de diriger leur marche. Ils suivaient je ne sais trop comment notre guide, mais, de temps en temps, ils tressaillaient d’une étrange façon, et avec de brusques écarts qui me faisaient craindre de perdre les arçons.

« De quoi donc ces animaux ont-ils peur ? demandai je à notre guide.

— Sans doute des Malais qui se reposent dans les fossés, me répondit-il, et peut-être aussi des serpents qui traversent la route et s’enfuient à notre approche. »

Une heure après, nous étions dans les hautes forêts où la nuit était encore plus obscure. Je ne voyais plus du tout mon cheval, et quoique je sentisse tous ses mouvements, il me semblait que je cheminais à reculons : sensation que, dans mon enfance, je me procurais en fermant les yeux lorsque je me trouvais en voiture.

Au petit jour, nous étions sur le point culminant du Maga-Meudong et nous avions à trois cents mètres derrière nous les barrières qui ferment le pays des Préhangans et qu’on ne peut franchir sans une indispensable permission. Les raisons de cette sévérité sont faciles à comprendre, sinon excusables. Ce merveilleux pays produit par excellence le café, l’indigo, la cochenille, le thé, le girofle, le poivre, la cannelle et la muscade, qui font la fortune de la Compagnie des Indes-Néerlandaises ; il est peuplé de deux millions d’Indiens qui travaillent uniquement à la culture de ces épices, et les vendent aux agents de la Compagnie à des prix insignifiants. Ainsi l’administration paye le café aux cultivateurs à raison de six roupies le picoul, et encore cette somme, qui passe par les mains de plusieurs fonctionnaires indigènes, ne parvient-elle au vendeur que considérablement diminuée. L’administration vend le café sur le pied de trente-six à quarante roupies le picoul, de sorte qu’elle gagne sur ce seul article six ou huit fois plus que le producteur. Un tel état de choses ne peut durer que grâce à la profonde ignorance de la valeur de leur travail dans laquelle on entretient les indigènes, une indiscrétion pouvant compromettre la richesse de la Compagnie. De là découlent deux faits très-graves : d’abord le petit nombre d’employés européens et de soldats chargés, les uns de la direction des affaires civiles, les autres du maintien de l’ordre public, et ensuite l’implacable sévérité que l’on déploie à propos des moindres peccadilles des indigènes. Ainsi on leur défend l’usage du café, et, dans ce pays où cette précieuse boisson est aussi nécessaire que le vin à nos cultivateurs, la moindre contravention à cette loi inique est punie de dix à vingt-cinq coups de roting. Le lecteur sait déjà ce qu’est ce supplice.

An lever du soleil, nous étions installés sous le pondok