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la proie invisible : tout à coup le tigre s’arrête, recule de quelques pas, prend son élan, et d’un bond va rouler au fond de la fosse, en entraînant avec lui le terrain mobile. Presque immédiatement après la chute du tigre, la bête mise en appât est morte d’effroi. Après quelques bonds furieux, rendus impuissants par le manque d’espace, le tigre se résigne et se couche, la tête posée sur ses pattes de devant, et les yeux levés vers le haut de la fosse. On peut alors le fusiller sans qu’il fasse un seul mouvement. Mais si on veut le prendre et l’emmener vivant, on descend dans la fosse une cage moins haute et de fort peu plus étroite qu’elle, faite en bambou, fermée par le haut ; et ouverte par le bas : puis on comble le trou petit à petit, avec la terre qu’on en avait retirée et qu’on avait eu soin de cacher à peu de distance de là sous des feuillages. Impatienté par cette pluie de terre, le tigre renonce à son immobilité ; il se lève, piétine la terre fraîchement jetée, et au fur et à mesure que le niveau s’élève, le tigre remonte avec lui, emportant sur son dos la cage qui le tient captif. Lorsque prison et prisonnier sont presque sortis de terre, on adapte des brancards à la cage et on la met au niveau du sol, en achevant de combler la fosse. Alors, si l’animal est très-redoutable, on lui glisse un plancher sous les pieds et on l’emporte ; sinon, on se contente de le faire voyager en poussant sa prison mobile et en se bornant à la poser par terre chaque fois qu’il manifeste quelques velléités de révolte ; tout élan lui étant impossible, aucune évasion n’est à redouter, d’autant plus, comme nous l’avons déjà dit, que le tigre a horreur du contact du bambou dont l’écorce vernissée agace ses terribles griffes.

Quant aux Européens, ceux qui peuvent supporter la rigueur du climat se livrent volontiers au plaisir de chasses moins dangereuses. Le sanglier, le babi-roussa (cochon-cerf), le charmant antilope fauve tacheté de blanc, sont leurs victimes ordinaires ; mais jamais je n’ai rencontré de chasseur, si endurci qu’il fût, qui eût pu tuer plus d’un singe. L’agonie du singe est affreuse, surtout à cause de sa ressemblance avec celle de l’homme. M. B…, l’un des Nemrods de Java, me raconta qu’un jour il avait rencontré dans une de ses chasses une nombreuse troupe de gloutons (loëloeng-simia-maura) ; il fit feu presque au hasard et vit tomber de l’arbre une guenon et son petit, blessés du même coup. Alors il assista à une scène déchirante. La malheureuse mère, oubliant sa blessure, se mit à prodiguer à son nourrisson les soins les plus tendres et les plus passionnés ; elle le pressait dans ses bras, le couvrait de caresses, cherchait à arrêter le sang qui coulait des blessures du petit singe en posant dessus ses mains noires. Enfin, lorsqu’elle se fut aperçue qu’il était mort, elle expira à son tour, en manifestant par ses gestes et par ses grimaces le plus violent désespoir. M. B… m’avoua que ce spectacle l’avait profondément touché et que depuis il n’avait jamais déchargé son fusil sur un seul de ces pauvres animaux.

Les indigènes ont une façon assez ingénieuse de s’emparer des singes. Ils grimpant sur les cocotiers avec une agilité digne du gibier qu’ils poursuivent, font un trou à une noix et l’évident. Le singe qui voit ce coco troué et que conduit son instinct habituel de curiosité, veut en connaître la cause ; il passe avec quelque effort sa petite main dans le trou, fouille quelques instants dans le coco vide, puis, quand il veut la retirer, effrayé de la difficulté qu’il éprouve, il écarte les doigts, se fatigue le poignet, perd la tête enfin, et reste ordinairement captif.

De la chasse aux combats d’animaux, il n’y a qu’un pas : aussi les indigènes ont-ils un goût très-vif pour ces derniers divertissements. Les souverains du pays, qui en sont également grands amateurs, font quelquefois combattre ensemble, dans de vastes arènes, des tigres et des buffles ; le tigre a été affamé depuis plusieurs jours ; la fureur double ses forces, et le buffle n’a pour tout refuge que de forts piliers de bois plantés en terre, derrière lesquels il bat en retraite quand le danger est trop imminent. Chose singulière ! celui-ci est généralement vainqueur, et parvient souvent à clouer le tigre avec ses cornes contre les parois de l’arène. Mais comme ces luttes grandioses, qui rappellent les plus beaux jours de la Rome des Césars, ne sont à la portée que des fortunes princières, la plupart des indigènes se bornent à faire combattre entre eux des coqs et des cailles, mais plus souvent encore de malheureux cricris. Cet insecte, habituellement si inoffensif, est renfermé précieusement dans un petit flacon de bois pourvu d’une fente qui permet d’exciter l’animal avant le combat. Quand on le juge suffisamment furieux, on le fait sortir de la boîte et on le met alors en présence de son adversaire ; ils combattent ainsi jusqu’à l’extermination de l’un des deux champions. Non-seulement le jeu est ridicule et cruel, mais il donne naissance à des paris dans lesquels les Javanais égalent en folie et en imprudence nos sportmen, et qui ont pour leur fortune et pour leur moralité les plus funestes conséquences.

Les indigènes aiment aussi à faire voir aux Européens les animaux curieux du pays. On m’apporta un jour un tatou-cabassou. Ce singulier animal a, comme on le sait, la forme d’un gros rat ; il est recouvert depuis le haut de la tête jusqu’à la queue d’écailles arrondies dont les indigènes font des chapeaux, et se nourrit principalement de fourmis. Je vécus quelque temps avec lui, mais je fus forcé de m’en séparer à cause du bruit insupportable que ses pieds armés de petites griffes faisaient sur mon parquet, et surtout du bruit plus désagréable encore de sa respiration entrecoupée, semblable, si je puis dire, à un reniflement.

On me fit ensuite cadeau d’une grenouille d’une espèce qui m’est inconnue, et à laquelle ses pattes de derrière, démesurément grandes par rapport à celles de devant, permettaient de faire des bonds prodigieux ; elle sautait sans cesse par dessus mes meubles, par dessus ma tête, et littéralement jusqu’au plafond. Son incommodité me força aussi à lui donner la clef des champs.

Mais l’hôte que je gardai le plus longtemps et auquel je m’intéressai le plus fut un serpent vert (oular-hidio), espèce qui n’est pas venimeuse, mais qui dans ses co-