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naître les endroits où il passe comme s’ils étaient son trajet journalier.

La pluie tombait par torrents ; nous étions transpercés et nous avions en perspective les fièvres que l’on gagne presque toujours à Java, quand on a le malheur de se laisser mouiller. Aussi prîmes-nous notre route en plein nord pour rejoindre au plus vite une maison où nous abriter.

Ce détour me procura l’occasion de voir en pleine forêt un multipliant gigantesque, vivant en liberté et étalant tout à son aise ses puissants rameaux. Je donne le dessin d’un des endroits les plus pittoresques de cet arbre, car, à vrai dire, je n’ai pas pu savoir ni où il commençait, ni où il finissait. Les coolies nous dirent qu’il s’étendait loin dans la forêt ; mais qu’ils n’y étaient point allés voir.

« Il y en a souvent ici, ajouta celui qui parlait, en jetant des regards obliques sur les endroits les plus touffus.

— Avez-vous entendu ? me dit M. Abels. Il paraît que nous sommes ici en dangereuse société. »

Quelques pas plus loin, nous entendîmes les cris d’une compagnie de paons, signe certain que l’Indien avait dit vrai : car tigres et paons habitent toujours les mêmes localités.

Nous ne vîmes rien cependant ; mais le surveillant des plantations de café chez lequel nous nous arrêtâmes, nous assura que, la dernière nuit, un tigre était venu rôder si près de sa maison, qu’il avait pu entendre sa respiration à travers les cloisons de bambou, et que la bête avait stationné plusieurs heures tout auprès de sa chambre à coucher.

Le palanquin javanais. — Dessin de M. de Molins.

Enfin, ainsi que cela a toujours lieu aux Indes, la pluie cessa brusquement comme elle était venue, et nous pûmes reprendre notre route vers Boghor, où nous arrivâmes exténués de fatigue, vers sept heures du soir et après quatorze heures de marche sous l’accablant soleil de l’équateur.

Pendant les quelques jours de repos que je me donnai pour me remettre de mes fatigues, j’assistai à une danse de bayadères, donnée sous un banian des environs de Boghor.

L’arbre majestueux abritait sous ses nombreux rameaux une foule accourue de tous les points du voisinage. Au pied de l’arbre, se tenait l’orchestre (gamelhang) principalement composé de sonneries, de gongs et de tamtams, dans le bruit desquels se perdait le grincement du violon indigène, fait d’une peau de serpent, d’une carapace de tortue ou d’un coco évidé et dont l’archet frotte alternativement les cordes par-dessus et par dessous.

Quelques instruments de bois à pavillons de cuivre lançaient de temps en temps des notes aiguës et stridentes dans cet effroyable vacarme, dont quelques petites cymbales en étain accusaient le rhythme. Toute cette musique se résolvait toujours en d’épouvantables coups de tamtam qui ébranlaient l’air de leurs formidables vibrations.

Au centre des musiciens, une femme, debout sur une natte, se livrait aux exercices de dislocation qui forment la danse indigène. Le costume de la bayadère se compose de l’inévitable sarhong, mais, à la ceinture, pendent, accrochés par un de leurs coins, des mouchoirs de toutes les couleurs, présents des nombreux admirateurs de la Taglioni javanaise. La ceinture, en argent doré, et quelquefois même en or, est agrafée sur le creux de l’estomac par une belle plaque en orfévrerie, de chaque côté de laquelle pendent de jolies breloques malaises, boîtes à pommade pour reblanchir les dents, cassolettes, clefs ciselées, etc. La taille est prise dans un corsage blanc très-juste et sans manches, par-dessus lequel se croisent deux bandes pailletées d’or, l’une rouge et l’au-