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fournit les chevaux. Il se désole du malentendu qui nous a fait faire la route à pied, nous donne deux belles juments ornées de leurs poulains et renforce notre escorte de deux hommes.

La petite caravane reprend alors sa marche. Le mandour de notre Chinois ouvre la colonne, M. Abels vient ensuite, moi après, et derrière moi les poulains, suivis de nos coolies. Nous marchons comme les Indiens le font en pareille circonstance, l’un derrière l’autre, sur une seule ligne. Après avoir franchi un torrent où nos meilleurs chevaux de France auraient laissé leurs jambes, nous gravissons une croupe de montagnes si escarpée, que j’avais toutes les peines du monde à ne pas passer par dessus le troussequin de ma selle, et que je devais de temps en temps me coucher sur le cou de ma bête pour ne pas glisser de dessus son dos au bas de la côte. Enfin nous atteignons le sommet, où nous laissons un instant reposer nos chevaux dont le souffle haletant ne nous dit que trop la fatigue.

La magnificence de la vue m’aurait bien retenu là un peu plus longtemps, mais il fallait avancer. Nous traversons des pays impossibles, des champs de rochers dans lesquels nos chevaux disparaissent tout entiers et où je suis forcé de ramener mes pieds sur ma selle pour n’avoir pas les jambes broyées par les pierres entre lesquelles passe ma monture.

Mais nous voici maintenant lancés sur une descente si rapide et si longue, qu’à chaque instant je me voyais passant par dessus le cou de mon cheval et roulant Dieu sait où. Nous traversons une nouvelle rivière, et, après bien des efforts pour remonter de l’autre côté, nous joignons les plantations de muscades de Tchien-Panas, où un joli chemin couvert de gazon nous remet un peu de nos émotions.

La muscade mûre ressemble beaucoup à l’abricot : elle a la même couleur, la même grosseur ; sa pulpe, le brou, si je puis m’exprimer ainsi, s’ouvre à l’époque de la maturité et laisse voir à l’intérieur sa noix enveloppée de filaments d’un beau rouge. Les arbres, de forme pyramidale et de la hauteur de nos grands pommiers, sont d’un vert foncé et plient sous l’abondance des fruits. La récolte que j’ai sous les yeux doit représenter une fortune, car chaque noix se vend deux duits (quatre centimes environ), et aussi loin que la vue peut s’étendre, je ne vois que des muscadiers.

Mais les plantations de muscades et les sentiers gazonnés prennent fin, et nous voilà en face d’une muraille de verdure, vers laquelle notre mandour s’avance résolument.

« Que fait notre guide ? demandai-je à M. Abels.

— Mais c’est notre chemin, me répondit-il.

— Notre chemin, bonté divine ! Ce mur ? ce rempart ? »

En effet, qu’on se figure une sorte de gigantesque champ de blé dont les tiges, plus grosses que le doigt, auraient de six à sept mètres de hauteur et seraient reliées entre elles par d’innombrables plantes grimpantes. Ce passage impraticable n’émeut pourtant nullement notre mandour ; appelant un des coolies à son aide et s’armant de son golok, il s’avance en sabrant à droite et à gauche, suivi du coolie qui abat ce qu’il a laissé debout, et nos chevaux s’engagent dans la tranchée que l’on ouvre ainsi devant nous.

Nous sommes dans les jungles (glagah).

Au bout de quelques minutes nous ne voyons plus ni ciel ni terre, et je me demande comment font nos Indiens pour s’orienter ; j’ai dans les coudes et dans les genoux des milliers d’épines. De temps en temps nous traversons de vastes percées dont le sol foulé me donne à réfléchir,

« N’y a-t-il pas des tigres dans ces parages ? » dis-je à mon compagnon.

M. Abels appelle un de nos Malais et lui répète la question :

« Apa-ada mattian s’ini ? »

Le Malais pâlit sous sa peau dorée, répond que non et prie M. Abels de ne pas parler de cela.

« J’ai manqué mon affaire, me dit alors celui-ci en français ; j’aurais voulu vous faire juger jusqu’à quel point les indigènes craignent le tigre ; ils ne parlent jamais de lui qu’à la troisième personne et ne prononcent jamais le mot mattian. »

Cependant la végétation nous presse et nous enveloppe : nous traversons des fourrés de plantes arborescentes, fougères, glagas, bananiers sauvages, tellement rapprochées les unes des autres que je ne conçois pas comment nous pouvons avancer ; les épines nous entrent plus que jamais dans les bras, dans les jambes, dans la figure ; les feuilles de glagas, tranchantes comme des rasoirs, nous coupent les mains : mais, pour consolation, nous voyons de temps en temps de jolis serpents enroulés aux hautes herbes qui nous regardent passer.

Après deux heures de cette pénible marche, nous atteignîmes une clairière où nous nous arrêtâmes. Hommes et chevaux étaient littéralement en sang, et nous avions le plus grand besoin de quelques instants de repos. D’ailleurs le temps était précieux. Le Salak est complétement inaccessible du côté de Buitenzoorg ; pour le gravir, il faut le tourner du côté du nord, et la journée s’avançait. Nous avions fait les trois quarts de notre route, mais c’était le plus facile, et il nous restait à franchir le dernier pic de la montagne.

Après avoir pris des chevaux frais, expédiés à l’avance par notre Chinois, nous nous remettons en route, et en une heure d’une marche accélérée au travers d’obstacles inouïs, nous atteignons la base du cône du volcan. Nous sommes dans ce que je puis appeler de bonne foi une forêt vierge, car bien peu nombreux sont ceux qui ont fait l’ascension du Salak. Les arbres sont immenses ; on peut en juger surtout aux effrayants débris de ceux qui, tombés de vieillesse, forment des montagnes qu’il faut escalader au risque de se rompre le cou ; ces amas de bois, rendus glissants par la chaleur humide des régions élevées, constituent, avec les jungles, les endroits les plus pénibles à parcourir que je connaisse : à chaque pas, on trébuche, on tombe sur ce sol mobile et roulant, et, de temps en temps, on disparaît dans des cavités moi-