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nant l’exemple de l’énergie et du dévouement, cet homme était parvenu à réveiller de leur apathie désespérée ses malheureux concitoyens et avait su tirer le meilleur parti des qualités qui les rendent si propres à une guerre d’escarmouches ; son plan était conduit avec tant d’intelligence et de bravoure qu’il put même un instant espérer la réalisation des rêves qu’il avait faits pour l’avenir de son pays. Mais la plus odieuse des lâchetés débarrasse de lui les Hollandais : attiré dans leur camp sous prétexte de parlementer, il y fut immédiatement passé par les armes. Du moins les indigènes ne furent point ingrats à son égard, et son nom est encore prononcé aujourd’hui comme celui d’un héros et d’un martyr.

Les territoires de Solo et de Djiokdjiokkarta offrent un grand nombre de ruines très-intéressantes ; on y découvre les traces de villes entières, et principalement d’édifices religieux. Je ne citerai que les merveilles de la montagne du Guenhung-Dieng, située sur la limite de la résidence de Pékalongang, et où on a retrouvé, prétend-on, les restes de quatre cents temples. C’est beaucoup sans doute, et l’on pourrait supposer plus judicieusement que ce sont les vestiges de quelque antique cité : nous ne voudrions rien affirmer cependant, car, suivant les vieilles traditions, Guenhung-Dieng a été le berceau de la mythologie malaise et le séjour de plusieurs dieux du pays. Malgré tout, on est bien réduit à se livrer à des conjectures, car la vue de toutes ces choses si curieuses est presque absolument interdite.

Mais revenons à notre voyage. Désolé de n’avoir pas pu voir les cours de Solo et de Djiokdjiokkarta, et surtout les grands temples de Boroh-Bodoh, dont j’ai parlé plus haut, j’étais donc revenu par mer à Batavia, où je sollicitai vainement la permission de me rendre à Boghor (Buitenzoorg, Sans-Souci)[1]. Mais comme j’étais décidé à ne pas revenir en Europe sans avoir visité l’intérieur du pays de Java, je me passai bravement de l’autorisation de rigueur et montai à tout hasard en diligence.

On ne peut pas se faire en Europe une juste idée de ce qu’est un voyage en poste dans l’île de Java : on est littéralement ahuri par la rapidité de la course, par les cris et les coups de fouet des Indiens qui courent après les chevaux, et les excitent du geste et de la voix ; le cocher, lui, ne fait que maintenir l’attelage dans la direction de la route, ce qui n’est pas une mince besogne, grâce aux caprices et aux emportements des chevaux indigènes ; son fouet ne lui sert que dans les grandes occasions, et autant pour réveiller l’attention de ses « garçons » que pour rappeler à l’ordre un des quadrupèdes indociles.

Nous voilà donc en voiture, roulant, volant plutôt sur la route de Boghor. Nous eûmes bientôt dépassé Gramatt, Meister-Cornelis, et vîmes le grand bourg chinois appelé Biddarath-Tchina. Là, nous relayâmes et prîmes deux nouveaux voyageurs, un officier hollandais, roide comme un bâton de sucre de pomme, et un mulâtre javanais, fort riche, qui revenait de Paris.

Ce dernier, bon homme au fond, ne tarda pas à engager avec moi une conversation en malais assez fatigante. Après m’avoir adressé mille questions indiscrètes auxquelles je ne répondais que très-laconiquement, il m’apprit qu’il avait dépensé vingt-cinq mille roupies dans son voyage en France, et qu’il en avait rapporté une foule de curiosités qu’il me fallut admirer ; entre autres choses, je vis un magnifique diamant que le Vandale avait fait tailler comme une vitre, et sur lequel il avait fait faire une photographie microscopique représentant son intéressante personne.

Pendant toute notre conversation, l’officier hollandais était resté muet et dédaigneux : tout au plus s’était-il une ou deux fois interrompu de fumer pour pester contre la lenteur des chevaux et la mollesse des « garçons ». Il est vrai qu’à ses yeux un Français et un métis ne faisaient pas à eux deux un homme, et d’ailleurs notre entretien n’était que médiocrement intéressant.

Tout alla bien jusqu’au troisième relais ; mais là commencèrent pour nous des tribulations maintenant inconnues en Europe, grâce à nos administrations prévoyantes et à nos ingénieurs des ponts et chaussées. De temps en temps je voyais notre cocher lancer ses six chevaux à toutes brides, mais sans comprendre pourquoi. J’en demandai l’explication à l’officier.

« Vous voyez sur la route ces endroits humides ? me répondit-il.

— Parfaitement.

— Eh bien, monsieur, ce sont des bourbiers qui rendent le tirage des chevaux très-dur et que le cocher cherche à leur faire franchir le plus rapidement possible, car souvent ils se découragent…

— Et on y reste ?

— Naturellement.

— Alors, ces routes sont détestables ?

— Vous l’avez dit.

— Mais, dans un pays qui abonde en bois durs et imperméables, ne serait-il pas facile, en couchant quelques troncs d’arbres dans ces bourbiers, de remédier à cela ?

— Ce serait la chose du monde la plus simple, d’autant plus que le gouvernement vient de voter quatre-vingt mille roupies pour l’entretien de cette route.

— Cent soixante-dix mille francs ! m’écriai-je, et on ne fait rien dans un pays où la main-d’œuvre est à vil prix ?

— Le bois manque.

— Au milieu de ces splendides forêts ?

— Il est défendu de les exploiter.

— Ah ! très-bien !… Mais le gouverneur, qui parcourt cette route deux fois par mois, aurait tout intérêt à la faire réparer, ne fût-ce que pour sa commodité personnelle ?

— Il s’est embourbé ici très-souvent, en effet.

— Eh bien ?

— Monsieur, me dit l’officier, Son Excellence le gou-

  1. Je préfère, et j’adopte dans ce récit, le nom indien Boghor au nom hollandais Buitenzoorg (Sans-Souci), étrange souvenir de la célèbre résidence de Frédéric II.