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terrible encore, et qu’eux seuls savent manier avec dextérité. Il n’est guère en Espagne, depuis les Pyrénées jusqu’aux Alpujarras, de cheval, mulet ou âne qui ne passe chaque année par les mains d’un esquilador ou tondeur gitano : cette industrie semble avoir été depuis plusieurs siècles leur privilége exclusif, et parmi les Espagnols de vieille souche, cristianos viejos y rancios, chrétiens rances et vieux, comme ils aiment à s’appeler eux-mêmes, on ne trouverait que difficilement des esquiladores, si ce n’est dans quelques parties de l’Aragon. Les gitanos sont donc les seuls qui se servent pour le combat de cette arme d’un nouveau genre : comme ils portent presque toujours suspendue à leur ceinture la grande trousse qui contient leurs cachas de différentes dimensions, ils ne sont pas longtemps à se mettre en garde en cas de duel. La longueur de leurs grands ciseaux atteint presque un pied et demi ; seulement, au lieu de les tenir fermés et de s’en servir comme d’un puñal ou d’une navaja, ils les tiennent ouverts, les serrant de leurs mains noires et calleuses au point d’intersection des deux branches, de manière qu’on les croirait armés de ces anciens poignards italiens dont la lame s’ouvrait en deux au moyen de la pression d’un bouton.

Un autre métier dont les gitanos ont le monopole, c’est celui de maquignon : il n’est pas de secret qu’ils ne connaissent pour donner aux rossinantes les plus maigres la vigueur, ou du moins l’apparence de la vigueur ; nous eûmes, au marché de Totana, l’occasion d’admirer leur merveilleuse adresse sous ce rapport. Quant aux femmes, elles n’exercent guère d’autre métier que celui de danseuses et de diseuses de bonne aventure : dès qu’elles aperçoivent un étranger, elles se dirigent vers lui, prennent sa main, et, lisant dans les plis, elles prononcent d’un air inspiré quelques paroles inintelligibles, qui leur valent ordinairement quelques menues pièces de monnaie.

M. Georges Borrow, l’auteur du curieux livre intitulé The Zincali, est celui qui les a le mieux étudiés : on sait qu’il eut la patience d’apprendre leur langue, le caló, et qu’il vécut plusieurs années au milieu d’eux pour les convertir au protestantisme : il raconte qu’un jour, ayant un mulet chargé de bibles, un gitano prit son chargement pour des paquets de savon : « Oui, lui répondit-il, c’est du savon, mais du savon pour nettoyer les âmes ! » Cet apôtre des gitanos avait fini par se faire passer pour un des leurs : cependant ceux qui les connaissent bien ont de la peine à croire qu’il ait fait beaucoup de prosélytes parmi eux.

Un peu avant de quitter Totana, nous vîmes dans la cour de la posada une de ces petites scènes de toilette comme il n’est pas rare d’en rencontrer en Andalousie, et qui nous rappela certains détails de mœurs qui nous avaient déjà frappés à Naples et dans le ghetto de Rome. Une superbe gitana d’une vingtaine d’années, brune comme une Moresque, aux longs cils et aux cheveux noirs et crépus, les oreilles chargées de lourds pendants, se tenait debout derrière une vieille femme accroupie, véritable type de sorcière, dans les bras de laquelle dormait un enfant ; un autre enfant presque nu, couché à côté d’un large pandero aux pieds de sa grand-mère, nous regardait d’un air sauvage et mélancolique, la tête appuyée sur sa main ; la jeune fille, les mains plongées dans la chevelure ébouriffée et grisonnante de la vieille gitana, se livrait consciencieusement à une chasse active, vrai devoir filial, tandis qu’un autre gitano à la mine rébarbative, à la peau couleur de bistre, la tête coiffée d’un foulard tombant derrière la nuque, se tenait gravement en arrière du groupe, contemplant d’un air sérieux et indifférent une scène à laquelle il paraissait habitué.

Nous avions recommande à notre calesero de se tenir prêt dès le lever du soleil ; car il était important de partir de Totana de très-grand matin, afin d’arriver à Lorca avant la chaleur du jour. La contrée que nous traversâmes manque absolument d’eau ; aussi est-elle poudreuse et desséchée, et les bords de la route n’offraient plus cette plantureuse végétation que nous admirions tant aux environs de Murcie. Bien que le soleil ne fût pas encore très-élevé au-dessus de l’horizon quand nous arrivâmes à Lorca, nous sortîmes de notre galère complétement poudrés à blanc par la poussière du chemin, comme si nous avions fait vingt lieues, tandis que nous venions d’en faire à peine cinq ou six.

Lorca est une grande ville, à l’aspect assez sauvage, aux rues tortueuses et escarpées ; on estime sa population à quarante-cinq mille âmes, chiffre qui nous parut exagéré, autant qu’un séjour peu prolongé nous permit d’en juger. Au-dessus de la ville s’élève un monticule couvert de cactus et d’aloès, le Monte de Oro, au pied duquel coule, — quand elle a de l’eau, — une rivière appelée el Sangonera, ou de son ancien nom arabe el Guadalentin, qui va se jeter dans le Ségura, la rivière de Murcie. Sur les pentes du Monte de Oro est bâtie la vieille ville arabe dont il reste encore des tours carrées et des murs crénelés en briques d’un ton rougeâtre ; c’est dans cette partie de la ville qu’habitent la partie pauvre de la population et quelques gitanos. La partie basse, située sur l’autre rive du Guadalentin, est beaucoup plus propre et mieux bâtie ; en revanche les grandes rues modernes, qui viennent aboutir à la Plaza Mayor, n’ont aucun caractère particulier.

Lorca n’est pas très-riche en monuments : c’est à peine s’il faut citer la cathédrale, sous l’invocation de san Patricio, grand édifice corinthien, froid et correct, et une petite église gothique, appelée Santa Maria comme celle d’Elche. L’Alameda, qui s’étend sur le bord de la rivière, est une promenade agréable, après la chaleur du jour seulement, car le climat de Lorca est un des plus chauds de l’Espagne. Nous aperçûmes, en nous promenant dans la Corredera, un pilastre antique, sur lequel est gravée une inscription a moitié effacée de l’époque romaine : les habitants de Lorca sont très-fiers de ce fragment, qu’ils considèrent avec raison comme un titre de noblesse pour leur ville, à laquelle il donne une existence authentique de dix-huit cents ans, et dont l’ancien nom, Elicroca, a été changé par les Arabes en celui qu’il porte encore aujourd’hui.