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sait de surmonter la profonde répugnance que j’ai toujours eue pour ces sortes de spectacles. Je me rendis donc sur cette même place d’armes où, quelques jours auparavant, j’avais assisté à un magnifique carrousel. J’y arrivai avant le cortége des condamnés, quoique je pensasse être en retard, grâce à la sensibilité de mon domestique indien qui avait volontairement omis de m’éveiller pour n’avoir pas à m’accompagner et à assister à la fustigation qui devait avoir lieu d’abord : ce qui me donna même à supposer, surtout par l’étrange physionomie qu’il avait en s’excusant de son oubli, que le pauvre diable devait avoir conservé de ce supplice quelque cuisant souvenir.

Je remarquai d’abord le pondok (fonduk, hanhar) sous lequel se tenaient les membres des deux tribunaux hollandais et indigènes : ceux-ci portant le gros turban et la soutanelle arabe des prêtres dont ils ne diffèrent que par la couleur foncée de leurs vêtements ; ceux-là revêtus de l’inévitable habit noir. Le gibet est juste en face, à cinquante pas environ ; un chemin sablé le relie au pondok des magistrats. L’infâme machine se compose d’un énorme madrier, garni à sa partie supérieure de chevilles en bois et supporté par deux pieds droits fortement arc-boutés, et d’une grosse échelle en forme de hauban : toute cette charpente est peinte en noir, excepté les chevilles qui sont blanches. À gauche de la potence, se dresse un poteau également noir et destiné à la fustigation ; il est surmonté d’une poulie munie de sa corde. Une batterie d’artillerie, mèche allumée, se tenait en face de la justice, à cinquante pas en arrière de la potence ; à gauche, et formant angle droit avec celle-ci, une autre batterie d’artillerie. J’avoue n’avoir pas compris cette disposition. Partout du reste on voyait des haies de soldats de toutes sortes.

Amock (effet de l’opium sur les Malais). — Dessin de MM. de Molins et Doërr.

On comprenait bientôt toutes ces précautions menaçantes, en regardant la foule indigène qui s’étendait au loin, innombrable, farouche et consternée, et dont le silence, à peine interrompu par de sourds murmures, était gros de colères et de dangers, quoiqu’une ordonnance de police eût expressément interdit de porter des armes ce jour-là. Quant aux rares Européens qui se trouvaient là, ils n’étaient pas beaucoup plus gais, mais j’eus la satisfaction de constater qu’il n’y avait pas une femme parmi eux. Ce fut dans cette seule circonstance que je pus observer sur la physionomie des malheureux Indiens, ordinairement si patients sous le joug, quelques symptômes de révolte contre ceux qui, sous prétexte de civilisation, leur en font un si lourd à porter.

Cependant le cortége arriva sur la grande place. Il était ouvert par un détachement de garde indigène à cheval, suivi d’un nombre égal de cavaliers européens : ceux-ci surveillaient ceux-là ; après un espace libre, venaient douze ou quinze prêtres musulmans, en grand costume blanc ; puis les deux condamnés à mort : ils marchaient le visage découvert, vêtus de blanc, couronnés de fleurs, des bouquets de fleurs attachés aux mains, des guirlandes de fleurs passées autour du cou. Ils étaient entourés de hallebardiers indigènes à pied et à cheval, également suivis d’un fort détachement de cavalerie européenne. La femme saluait la foule et lui souriait ; l’homme, contrairement aux habitudes des musulmans qui sont presque tous héroïques devant la mort, était tout à fait anéanti, et dès qu’il aperçut le gibet, s’évanouit entre les bras des aides du bourreau. Ceux-ci étaient de simples opazes, soldats javanais qui font les fonctions de gendarmes ; leur costume est ce qu’on peut imaginer de plus ridicule ; en effet, quoiqu’ils aient conservé les coiffures indiennes, ils portent un uniforme européen bleu et jaune, confectionné en Hollande, laid, gênant, trop grand pour eux, grotesque, et, de plus, ils s’embarrassent les jambes d’un sabre dont ils ne savent pas se servir.