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celle de l’opium, et une fois sous l’empire de ce funeste poison, il court se précipiter, le kriss à la main, sur la victime qui a excité sa haine et l’égorge sans pitié. Mais, jamais assouvi par ce premier meurtre, il se met alors à courir au hasard, tuant ou blessant tous ceux qu’il rencontre. On a vu des Indiens, ivres d’opium, assassiner jusqu’à quinze et dix-sept personnes. C’est ce qu’on appelle faire amok.

Dès que le cri : Amok ! se fait entendre dans un kampong, les veilleurs de nuit et la garde urbaine prennent immédiatement les armes ; les uns frappent le thong-thong, les autres poursuivent le fugitif. On se rend d’abord maître de lui à l’aide de ces grandes fourches dont j’ai parlé plus haut et qu’on nomme bandhill, et ordinairement on l’exécute séance tenante[1].

Ce ne fut que le lendemain que j’appris l’histoire de cet amok, le nom du malheureux fou, la cause de son crime et le nombre de ses victimes.

Ali, cuisinier de l’hôtel Schmidt, était un bon serviteur que son zèle et son honnêteté avaient déjà fait apprécier et estimer de tous. Bien payé, considéré par ses compagnons et par ses maîtres, Ali avait tout ce qu’il faut pour être heureux. Mais il aimait, il aimait Léda, sa petite cousine, Léda, aussi belle qu’insensible. Vainement il lui avait fait les plus brillants cadeaux : sahrongs aux riches couleurs, bagues en malachite, bracelets en argent niellés et ciselés ; vainement il chantait les charmes de la cruelle jeune fille, ses dents noires, ses joues dorées comme l’écorce du mangoustan, ses yeux de charbon, ses sourcils arqués comme la feuille de siry, Léda refusait toujours de lui donner sa noire main.

Hôtellerie javanaise. — Dessin de M. de Molins.

Tout à coup, il apprend que Léda, au mépris d’une passion aussi sincère, épouse Naidinn, un rival indigne de lui, un rival auquel il n’aurait pas songé, et qui n’a d’autre séduction que les belles roupies toutes neuves qu’il entasse dans son coffre de bois de camphre. Indigné d’une pareille ingratitude, Ali jure de se venger d’une manière sanglante ; il fait amok, c’est-à-dire s’enivre d’opium, court chez sa maîtresse en brandissant son kriss, le terrible poignard malais en forme de flamme, et essaye de lui trancher la tête, mort à laquelle la malheureuse n’échappe qu’à cause de l’épaisse chevelure qui préserve son cou. Ali, tout à fait en démence, s’élance alors dans les rues de Soërabaija et frappe plus ou moins grièvement plusieurs passants inoffensifs.

Arrêté par la garde urbaine, comme nous l’avons dit, Ali fut mis en prison, puis jugé et condamné par un tribunal javanais, assisté, selon la coutume, d’un tribunal hollandais, chargé de commuer en peine de mort pure et simple les supplices atroces ordonnés par les premiers juges d’après les anciennes lois indigènes.

Les deux causes de presque tous les crimes que commettent les Malais, sont la jalousie et le fanatisme. Je viens de faire voir les effets désastreux que peut produire la première de ces passions sur ces natures ardentes et primitives ; qu’il me soit aussi permis de raconter un autre drame dont la superstition avait été le principal mobile, et qui se dénoua devant la justice pendant mon séjour à Soërabaija. Ce forfait, d’ailleurs, est très-exceptionnel.

  1. Le bandhill est une arme neutre extrêmement ingénieuse. C’est une fourche dont les deux branches sont garnies d’une plante épineuse (doêri), de manière à ce que les épines, tournées dans le sens du manche, pénètrent dans les chairs du patient, et non seulement l’empêchent de s’échapper, mais paralysent tous ses mouvements et le rendent d’une docilité parfaite. L’homme le plus furieux est subitement dompté par l’horrible douleur que lui causent, quand il est enfourché par le bandhill, les milliers d’épines qui lui labourent les côtes ; il suit alors comme un chien celui qui tient le manche de cette arme, redoutée à si juste titre des indigènes. On ne délivre le prisonnier qu’en dénouant les ligatures de roting qui se tiennent autour des branches de la fourche des joncs épineux en question.