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blis en Espagne depuis tant de siècles : le fils de Philippe Il ne pouvait manquer d’ajouter à cette persécution celle contre les gitanos : il leur ordonna, en 1619, de quitter l’Espagne dans un délai de six mois, et leur défendit de revenir, sous peine de mort. Cependant quelques-uns obtinrent par exception la faveur de rester, à la condition de vivre sédentaires dans une ville de mille feux au moins. Il leur était interdit de porter le costume et le nom d’Égyptiens, et de parler leur langage, « parce que, n’existant pas comme nation, leur nom devait être à jamais confondu et oublié. »

Philippe IV déclara, dans un édit de 1633, que les lois publiées contre eux en 1499 étaient insuffisantes pour réprimer leurs excès ; qu’ils n’étaient Égyptiens en aucune façon, ni par origine, ni autrement ; il leur défendit tout commerce, grand ou petit, et leur enjoignit de vivre dans un quartier à part, séparés des autres habitants, comme les Juifs ; « et pour détruire par tous les moyens le nom de gitanos, nous ordonnons que personne n’ose les appeler ainsi, ce nom devant être regardé comme une grave injure ; et rien de ce qui leur appartient, nom, costume ou actions ne sera représenté soit en danses, soit de tout autre manière, sous peine de deux années de bannissement, et d’une amende de cinquante mille maravédis, laquelle sera doublée en cas de récidive, etc. »

En 1692, Charles II défendit aux gitanos d’habiter des villes de moins de mille feux ; il leur interdit également de porter des armes à feu, et d’exercer d’autre état que celui d’agriculteurs. Par un édit plus sévère encore, publié en 1695, et qui ne contient pas moins de vingt-neuf articles, le même roi leur défend particulièrement d’exercer l’état de forgeron, et de posséder des chevaux ; il leur est accordé une mule et un âne pour les travaux des champs ; ceux qui abandonneront leur village seront punis de six ans de galères. Un document publié à Madrid en 1705 montre que les routes et les villages étaient infestés par des bandes de gitanos, qui ne laissaient aux paysans ni repos ni sécurité ; les corregidores et autres agents avaient le droit de faire feu sur eux comme bandits publics, dans le cas où ils refuseraient de livrer leurs armes ; on avait le droit de les poursuivre jusque dans les églises de refugio, asiles inviolables ordinairement pour tous les autres criminels, et même pour les parricides. Ces églises, qui servaient de refuge, étaient désignées par ces mots : Es de refugio, placés au-dessus de la porte principale ; on retrouve encore cette inscription sur quelques églises d’Espagne : nous l’avons remarquée notamment au-dessus du portail de la cathédrale d’Orihuela, où on peut la lire encore.

Malgré les persécutions séculaires dont on vient de lire un aperçu, les gitanos, plus heureux que les Juifs et que les Morisques, ont trouvé le moyen de se maintenir en Espagne ; il faut dire que la plupart vivent dans la plus grande misère, méprisés des Espagnols qui continuent à les regarder comme une race maudite ; mais leur rendant haine pour haine, mépris pour mépris.

Il n’est pas de vices, pas de crimes, dont les gitanos n’aient été accusés depuis plusieurs siècles par les écrivains espagnols : Martin del Rio, dans son curieux livre sur la magie publié à la fin du seizième siècle, raconte comment il arriva, un jour qu’on célébrait la fête du Corpus Domini (la Fête-Dieu), que les gitanos demandèrent à être admis dans l’intérieur d’une ville, pour danser en l’honneur du saint sacrement, comme c’était la coutume : ils se livrèrent donc à leurs danses, mais vers midi, une grande rumeur s’éleva parmi la population, à cause des nombreux vols que les gitanos venaient de commettre ; les bohémiens s’enfuirent vers les faubourgs, et quand les soldats vinrent pour les arrêter, ils résistèrent d’abord à main armée, et leur opposèrent ensuite des sortiléges et maléfices ; « en sorte que tout d’un coup, ajoute Martin del Rio, tout s’apaisa comme par enchantement, sans que j’aie jamais pu savoir comment. »

On se souvient de la façon dont Cervantes traite les gitanos dans les premières lignes de la gitanilla de Madrid, une des plus connues parmi ses Novelas ejemplares : « Il semble, dit.-il, que les gitanos et les gitanas ne soient venus au monde que pour être voleurs ; ils naissent de pères voleurs, sont élevés au milieu de voleurs, étudient pour devenir voleurs… »

Un auteur assure qu’en 1618, une bande, composée de plus de huit cents de ces malfaiteurs, parcourait les Castilles et l’Aragon, commettant les crimes les plus atroces. Francisco de Cordova raconte dans ses Didascalia comment, vers la même époque, ils essayèrent de mettre au pillage la ville de Logroño, dans la vieille Castille, presque abandonnée de ses habitants à la suite d’une peste qui avait désolé la contrée. On n’en finirait pas si on voulait rapporter les accusations sans nombre qu’on faisait peser sur les gitanos ; j’ai seulement voulu en donner quelques exemples pour faire comprendre comment, encore aujourd’hui, ils vivent pour ainsi dire isolés au milieu de la population, formant une caste à part, se mariant toujours entre eux, et parlant une langue qui n’est intelligible que pour eux seuls.

Les gitanos d’aujourd’hui sont loin d’être aussi redoutables que ceux d’autrefois : parmi les nombreux défauts qui leur étaient reprochés, un seul reste, c’est leur penchant au vol ; ce penchant est général chez les gitanos, hommes ou femmes, enfants ou vieillards, et on peut affirmer que les lignes de Cervantes, citées un peu plus haut, sont restées vraies de tout point. À part cela, ils sont généralement de mœurs fort inoffensives, et il est assez rare d’en voir condamner pour assassinat ; il n’est pourtant pas sans exemple qu’ils aient entre eux de ces sanglantes querelles, riñas, dans lesquelles le fer doit décider de la victoire ; la cause en est souvent la jalousie, jamais le vol ; car les gitanos, qui s’entendent si bien à voler les chrétiens, les busnés comme ils les appellent dans leur jargon, ne se volent jamais entre eux.

Quelquefois, c’est la redoutable navaja, à la lame longue et aiguë comme une feuille d’aloès, qui est leur arme de combat, mais les cachas, longs ciseaux qui leur servent à tondre les bêtes de somme, sont une arme plus