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costume ordinaire des Javanais que par un nœud de diamants, fixé au très-petit turban qui lui serrait la tête, et par la belle boucle en orfévrerie qui retenait la ceinture de son sahrong.

Le soleil se couchait derrière la porte intérieure sous laquelle passait le prince et la détachait en une belle masse vigoureuse et grise sur le ciel incandescent or et rose. Le parfum exquis de la fleur du cambodia que les Indiens plantent sur les tombes, se répandait par ondulations dans l’air limpide du soir ; la figure pensive du prince, l’attitude recueillie du prêtre qui le suivait, le calme profond du cimetière, tout cela formait un spectacle imposant et qui est resté fortement gravé dans ma mémoire (voy. p. 256).

J’accompagnai quelque temps le radhen, que sa suite attendait dehors et, pour la première fois, je fus témoin du respect qu’il inspire aux indigènes. Hommes, femmes et enfants se prosternaient sur son passage, le front contre terre, et ne se relevaient que lorsqu’il était déjà loin. Ces démonstrations publiques envers un homme me serrèrent le cœur, surtout en songeant que cet homme prêtait les mains à l’asservissement de son pays et vivait dans un luxe et une abondance payés par l’or européen.

C’est dans le kampong javanais de Soërabaïja que se fabriquent les objets en cuivre, tels que boîtes à bétel, sébiles grandes et petites, et ces vases pour l’eau si estimés des indigènes des autres parties de l’île.

Les ornements de ces différents objets sont d’un goût charmant et bizarre, et tout à fait national : ce sont d’élégantes arabesques et des représentations très-naïves et très-originales des animaux du pays, ainsi que de ses fruits et de ses fleurs. Le tout est gravé dans le cuivre, au marteau et en creux, au moyen de poinçons d’acier portant le relief de chaque ornement : c’est le contraire du repoussé. Ce genre de travail se nomme en javanais kthothotok, parfaite onomatopée.

C’est encore là que se trouvent les orfévres et les armuriers indigènes : quand on a déjà vu les merveilleux objets qui sortent de leurs mains, on reste stupéfait du degré de simplicité auquel se réduisent l’outillage et les ateliers de ces braves gens. Un marteau, une plaque de plomb, quelques poinçons, un creuset primitif, voilà pour les bijoutiers ; une enclume difforme, une forge impossible, voilà pour les armuriers. Jamais d’aides ni d’ouvriers ; armes ou bijoux sont inventés et exécutés par le même individu. Aussi faut-il s’y prendre longtemps à l’avance pour avoir des échantillons de leur savoir-faire, et moi-même, je n’ai pu rapporter en Europe que des bijoux achetés d’occasion et aucun de ceux que j’avais commandés.

Si les armes sont d’un damas moins fin et moins serré que les damas de Perse et de Syrie, l’orfévrerie est d’une exécution infiniment plus délicate que celle des Orientaux que nous connaissons. Les bijoux riches présentent des nielles et des ciselures parfaites de goût, de dessin et de facture, et les bijoux plus ordinaires ne sont pas moins remarquables : le repoussé est excessivement saillant et la retouche au ciseau pratiquée avec une adresse extrême.

Je visitai également l’un des plus grands ateliers où l’on fabrique les sahrongs si recherchés des indigènes, et, dans une vaste salle où étaient entassés plus de cent femmes, je vis dessiner et teindre quelques-unes de ces belles étoffes.

Une fois dessinée au moyen de poncifs à jour et de poudre de charbon, l’étoffe est préparée pour la teinture ; à cet effet, on recouvre d’une couche de cire liquéfiée par la chaleur toutes les parties du dessin que la première couleur ne doit pas atteindre. Dès que la cire a été solidifiée par une immersion d’eau froide, l’étoffe est plongée dans une teinture à froid qui mord partout, excepté sur la cire que l’on fait ensuite fondre et disparaître dans un bain d’eau bouillante ; on recommence alors à couvrir de cire les parties déjà teintes et ceux des endroits intacts qui doivent être préservés de la seconde couleur, et, de réserve en réserve, après plusieurs semaines d’un travail rendu terrible par la chaleur des réchauds destinés à entretenir la cire à l’état liquide, on obtient enfin ces merveilleuses indiennes dont les tons luttent d’éclat, d’harmonie et de richesse avec ceux des plus précieux cachemires.

J’eus ainsi l’explication du prix élevé de ces étoffes, si lentement et si difficilement exécutées. Un beau sahrong, sans coulées de cire, sans taches, sans lunes (produites par une goutte de cire tombée par mégarde hors du dessin), vaut plus de cent francs, et n’a pourtant que deux mètres et demi de long sur un mètre de large.

N’étant pas chimiste, je ne pus me rendre compte des produits employés soit pour obtenir, soit pour fixer les tons de ces étoffes[1] ; mais ce que je puis assurer, pour l’avoir expérimenté moi-même, c’est qu’ils sont à l’épreuve des lavages les plus brutaux et les plus fréquents : l’indienne s’use et se déchire ; mais plus elle vieillit, plus ses couleurs deviennent riches et vives.

Le produit naturel le plus intéressant du pays, tant par les nombreux usages auxquels il se prête que par l’intelligence industrielle qu’il donne aux indigènes occasion de déployer, est certainement le bois de bambou.

Non-seulement il sert comme bois de charpente à la construction des maisons, mais il en fournit aussi les cloisons extérieures et intérieures. Pour ce dernier

  1. L’ouvrage intitulé : Description de Java, par Haffles et Crawfurd, traduit de l’anglais par Marchal. Bruxelles, 1824, pourra être utilement consulté à ce sujet. J’en extrais les détails suivants sur la composition de quelques « -uns des tons des teintures indiennes.

    Le bleu s’obtient au moyen du vin de l’aren (borassus gomutus) ; le noir, au moyen de l’écorce exotique ting’i et de celle du mangoustan (garcinia mangostana) ; il se fabrique aussi à l’aide d’autres infusions, et, en particulier, de celle de la paille de riz ; le vert est un mélange de bleu clair et d’une décoction de tegrang (bois exotique), auquel on ajoute du vitriol ; le jaune est composé de tegrang et d’écorce de nangka (artocarpus integrifolia) ; enfin, l’écarlate s’obtient de la racine du wong-koudou (morinda umbellata), mais, avant d’être plongée dans une infusion de cette plante, renforcée d’écorce de jirak, l’étoffe a été préalablement bouillie dans l’huile de wyen ou kamiri et lavée dans une décoction de merang ou paille de pari. — Notons ici cette particularité que certaines nuances d’étoffes sont exclusivement réservées aux souverains.