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moi portant des paniers illuminés de lanternes de papier très-plaisantes. De loin en loin, ils poussent un cri plaintif, guttural et sur une note très-élevée, non sans quelque rapport avec le cri de la chouette. J’avais d’ailleurs remarqué déjà qu’ils ont tous la voix parlée excessivement haute, très-nasillarde et d’une ténuité toute particulière.

Tout à coup, en passant sous des arbres, j’entends dans le feuillage des bruits étranges, des glapissements comme ceux du renard, rapides, saccadés et se répondant les uns aux autres. Involontairement je hâte le pas et je rentre à la maison, où j’apprends que les interlocuteurs de cette conversation animée, sont les kalongs, énormes chauves-souris qui ont jusqu’à un mètre et demi d’envergure, et qui, tous les soirs, à la chute du jour, traversent invariablement le ciel du nord au sud.

Enfin je vais me mettre au lit, et ma moustiquaire raccommodée tant bien que mal, me fait espérer une nuit moins sanglante ; mais dormirai-je ? J’ai peine à le croire en écoutant au dehors le vacarme des chauves souris et à l’intérieur le chant de mes camarades de chambre les lézards, bruit exactement pareil au sifflement du cocher qui fait partir ses chevaux, et le cri grave et monotone du Thjiekko[1].

Le lendemain, à mon réveil, je tombai dans une mélancolie profonde et bien facile à concevoir. Pour le présent, j’étais littéralement percé à jour par les moustiques, et pour l’avenir, si je considérais le prix énorme de la vie à l’hôtel des Indes en le comparant à mes ressources, j’arrivais à ce résultat positif :

« Bankloutt ! » comme disait mon Chinois d’hier.

Je ne tardai pas à faire part de cette dernière préoccupation à M. O…, ce négociant français qui m’avait si bien accueilli la veille, et j’appris par lui, avec une surprise mêlée de joie, que la vie matérielle était peu coûteuse à Batavia, pourvu qu’on se contentât d’un confort raisonnable. Les loyers seuls sont d’un prix un peu élevé, quoique de beaucoup inférieur à ce que vaudraient en France de spacieux appartements entourés de jardins et de dépendances. Avec la moitié de ce que je dépensais à l’hôtel, je devais trouver à me caser confortablement.

Le soir-même, à cinq heures, je montais en voiture avec M. et Mme O…, et après quelques recherches infructueuses, nous nous arrêtions enfin devant une charmante maisonnette, blanche et verte, toute souriante, sur la façade de laquelle se lisaient ces deux mots en grosses lettres : « Te hurr, » c’est-à-dire, à louer.


Les maisons européennes. — Les rizières. — Le Syri. — Habitation malaise aux environs de Batavia. — Les Arecas. — Le kampong Djirouk-Maniss.

La maison, que nous fait visiter une vieille Malaise, est située entre deux jardins qui, malgré la modestie de leurs proportions, sont réellement délicieux : les fleurs, les arbustes et les arbres les plus charmants s’y donnent rendez-vous et attirent mille oiseaux admirables. Je remarque, dans le second jardin, de longues constructions basses, garnies de larges auvents en chaume supportés par une jolie colonnade en bambou : ce sont les dépendances, cuisine, chambre de bain, logements de domestiques, écurie, remise, etc. Quant à la maison elle-même, elle présente une façade semblable à celle de presque toutes les maisons de Batavia ; c’est-à-dire une colonnade supportant un petit fronton, au-dessus duquel se dressent des toits que leur élévation rend fort peu pittoresques, mais qui sont en revanche fort bien appropriés à la chaleur du pays, comme à ses pluies torrentielles. Toutes les chambres sont vastes, propres, blanchies à la chaux, et l’on voit que la préoccupation de l’architecte a été d’établir de nombreux courants d’air : ainsi les corridors sont sans aucune fermeture, et un grand châssis à jour placé au-dessus des portes des chambres à coucher laisse libre carrière à tous les vents des cieux. Les parquets sont en briques, comme dans le midi de la France, ; chez les habitants riches, ils sont en marbre que l’on fait venir d’Europe à grands frais. Toutes les fenêtres sont protégées contre le soleil par de larges auvents en feuilles de palmier. Cette agréable habitation me fut louée moyennant la modeste somme de quarante roupies (quatre-vingt-dix francs) par mois.

Le lendemain, je fis dans l’intérieur du pays une première excursion. Trois voitures dont les caisses sont garnies de comestibles et sous lesquelles pendent de grandes cruches pleines d’eau, tel est le matériel de l’expédition : six domestiques nous accompagnent. Quant au personnel blanc, c’étaient mes deux nouveaux amis,

  1. Je trouve dans une de mes notes la description exacte de cet autre lézard domestique (tok-kée ou thjiekko).

    Son aspect est hideux. Sa couleur est gris-vert, zébré de bleu pâle et mat, le tout taché de rouille. Il est plus grand, plus gros et plus ventru que le lézard vert d’Europe. Il a la tête plate et large, l’œil rond, vitreux, de couleur jaune clair ; exposée au jour, la pupille n’est qu’une fente de la largeur d’un cheveu. Mais ses pattes sont surtout remarquables. Chaque doigt, armé d’un ongle très-aigu qui me paraît rentrer dans une sorte de gaine, est de plus entouré d’une membrane qui s’étale sur le sol et y adhère facilement. La peau qui recouvre le pied est formée d’écailles saillantes. entaillées en quinconce ; celle qui forme la semelle présente des écailles lisses, de forme ronde vers l’ongle, et disparaissant vers l’origine du doigt pour faire place à des écailles parallèles et égales entre elles, de toute la largeur du doigt et disposées en travers de sa longueur. (Cette disposition rappelle assez celle de nos persiennes.) Le thjieckko, malgré son allure habituelle lente et empâtée, marche et court facilement quand il le veut ; il se tient aussi bien sur le plafond que sur le sol, et grimpe même le long d’une glace, ce qui s’explique par la façon dont le mouvement du pied s’exécute. À chaque pas qu’il fait, il relève d’abord ses vingt doigts en l’air, et les pose ensuite sur le sol par un mouvement pareil à celui que nous produisons en ouvrant et en fermant tour à tour la main posée sur une table, la paume en l’air. La cohésion s’opère donc ainsi : les lamelles en persienne laissent pénétrer l’air entre elles sous le pied quand l’animal le relève, elles le chassent quand il le pose. Quand l’animal marche le dos vers la terre sur des surfaces moins unies qu’une glace ou un mur stuqué, la griffe joue aussi son rôle.

    Comme l’hirondelle en Europe, le tok-kée est en vénération chez les Malais ; les habitants de la maison où il lui plaît de vivre sont préservés des maladies, ou bien l’on prétend que, dès qu’il y a un malade mortellement atteint, le tok-kée se hâte de disparaître.

    Cependant, malgré son caractère sacré, la fin du tok-kée est généralement tragique. Comme parfois il tombe du plafond où il réside volontiers, et se cramponne alors aux vêtements des Européens ou sur les chairs nues des Malais, il faut lui casser les reins pour lui faire lâcher prise.