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du paysage, la grandeur et la richesse de la végétation, la splendeur du jour et la limpidité du ciel, l’Indien doré, nu ou couvert de ses éblouissantes étoffes, attire à lui tous mes regards, qu’il soit ou non au premier plan, qu’il fasse seul un tableau ou qu’il ne soit qu’une tache dans l’ensemble.

Parmi tant d’hommes à moitié vêtus, nous aurions en Europe le spectacle de bien des difformités et de bien des plaies. Ici, ce ne sont que robustes épaules, torses fins et musculeux, et surtout mollets formidables. Malheureusement les extrémités laissent à désirer, et particulièrement les orteils qui sont larges et plats, et dont les doigts écartés sont très-désagréables à voir. D’ailleurs, ce qu’il y a peut-être de plus remarquable dans l’Indien, c’est ce teint mat et bistré qui ne tire sa véritable coloration que du milieu où il se trouve. Le Malais, sur un chemin blanc, paraît presque noir ; sur la mer bleue, on le dirait frotté de poussière de brique rouge ; près des végétations, il se revêt de tons violacés et rose tendre. Voyez, dans cette plaine, s’ébattre, sous l’ardente chaleur du soleil, ces enfants complétement nus, malgré leurs dix ou douze ans. Ne dirait-on pas de beaux bronzes antiques, tant leurs formes sont pures et leurs poses gracieuses ? Remarquez la démarche onduleuse et vacillante de ce beau Malais, en turban, en veste verte collante, en jupe grise zébrée d’arabesques : la tête de cet homme est vraiment belle. Il a le visage ovale, les yeux en amandes, sombres et brillants, et un peu inclinés vers le nez, fin et droit comme un nez grec ; la bouche est grande et ombragée d’une moustache mince, lisse, et d’un noir de charbon ; le front haut et large est d’un modelé exquis. Sans doute tous ne sont pas aussi beaux ; voilà bien des bouches démesurées, des mâchoires énormes, des fronts fuyants et bas, des types sauvages enfin ; mais on retrouve toujours, chez les moins favorisés, de magnifiques yeux noirs, des cheveux soyeux et lustrés, et surtout des formes admirables.

Quant aux costumes et aux coiffures des indigènes, j’ai tant de peine à m’en rendre compte que je ne puis pas encore distinguer les hommes des femmes. Je vois beaucoup de chapeaux de bambou, tous parfaitement tressés ; il y en a de toutes sortes : des ronds, des pointus, des grands, des petits ; des boucliers, des éteignoirs et des cuvettes. Quelques individus portent des vestes arabes et de larges pantalons ; d’autres sont nus, sauf une manière de caleçon ; d’autres ont les reins drapés dans un morceau d’indienne qui dessine le corps ; d’autres enfin portent une jupe très-étroite, d’un effet très-pittoresque, mais qui me déroute complétement. Eh bien, ces caleçons, ces pantalons, ces jupes, les Indiens les ont trouvés dans les plis de leur sahrong, large pièce d’une étoffe entièrement conçue et fabriquée dans le pays, et dont les dessins et les couleurs, toujours d’un goût étrange et charmant, sont variés à l’infini. En définitive je prévois qu’avant de les peindre, il me faudra faire une étude spéciale de ces singuliers ajustements.

J’en étais là de mes observations, quand je dus traverser un des quartiers les plus intéressants de Batavia, la ville chinoise. J’étais sur les bords d’un canal ou glissaient de longues embarcations malaises : je voyais d’un côté une ligne de maisons chinoises dont je pouvais admirer à loisir tous les détails, et sur l’autre rive, une suite de murs, couronnés d’un très-joli ornement en maçonnerie, qui reproduit, en les doublant, la forme des portes percées de loin en loin. Des bouquets de joncs sortent de l’eau, des touffes de verdure s’étalent sur le sol, grimpent aux troncs des cocotiers, et retombent sur les toits et les murailles dont l’image tremble et scintille en se mirant dans la rivière. Le paysage est partout animé par les figures basanées des indigènes qui vont et viennent sans cesse dans cette travailleuse cité.

Ma surprise était extrême, car j’ignorais complétement que les Chinois eussent apporté à Java leurs mœurs, leurs costumes, leur architecture. Comment ! ce sont ces pauvres émigrants, chassés de leur pays par la force de la misère, qui ont fondé cette puissante colonie, construit ces ponts, ces canaux, ces pagodes, qui entretiennent ce commerce, cette industrie, ce luxe ! Et tout ici est bien chinois : on pourrait se croire dans la ville de Nangking. De tous côtés s’ouvrent de larges rues, garnies de maisons dont les formes varient à l’infini et dont les façades sont recouvertes des couleurs les plus vives, des sculptures les plus originales. Les rez-de-chaussée sont affectés aux boutiques et aux magasins ; mais là, encore, l’œil est charmé par l’éclat des étalages, des dorures, des laques noirs, bruns ou rouges, et aussi par ces belles inscriptions verticales en or mat que l’on voit partout.

On ne peut guère donner à un Européen une idée exacte du bruit, du mouvement, de l’activité qui règnent dans le Kampong chinois : on y boit, on y mange, on y vend, on y achète, on s’y dispute, on s’y bat, on s’y fait raser, au milieu d’un va-et-vient sans pareil de marchands ambulants, de cuisines portatives, de gens à pied, à cheval, en palanquin, de convois de coolies qui se croisent, s’entre-choquent, s’arrêtent, se poussent et se pressent. Quant à moi, le vertige me prend. Je suis suffoqué par les mauvaises odeurs, étourdi par les cris, je demande au ciel la grâce d’échapper vivant au tourbillon qui m’entraîne, et à peine en suis-je dehors que je me promets d’y revenir souvent, tant j’ai déjà entrevu de choses étranges et nouvelles.

De retour à l’hôtel, et après la sieste d’usage, je suis réveillé à quatre heures par Ahmatt portant son éternel plateau, et après m’être restauré, me voilà, comme la veille, installé devant ma porte et assailli de nouveau par mes marchands d’hier qui étalent devant moi mille objets disparates et certainement bien étonnés de se trouver réunis ainsi à quatre mille lieues de leur patrie. Ce sont des chapeaux gibus, des confitures plus que tournées, des couteaux, des canifs, de la parfumerie, des fouets, des lanternes, des harmonicas, des conserves, des souliers en caoutchouc, des gilets de laine tricotés et jusqu’à des chaussons de lisière.

Celui de ces modestes négociants dont le type me paraît peut-être le plus pittoresque, est le marchand de paniers