Page:Le Tour du monde - 10.djvu/241

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Les gardiens de rizières. — Dessin de M. de Molins.


VOYAGE À JAVA,

PAR M. DE MOLINS[1].
1858-1861. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.
(RÉDIGÉ ET MIS EN ORDRE PAR M. F. COPPÉE)




BATAVIA (Suite).

Première nuit à terre. — Le bain. — Promenade dans Batavia. — La journée aux Indes. — La ville chinoise. — Marchands ambulants. — Promenade nocturne. — Maison à louer.

Épuisé par une journée aussi laborieuse, il me tardait, on le pense, de chercher dans le sommeil l’oubli de toutes mes préoccupations. Je jetais donc vers le lit un regard de convoitise. Hélas ! mon lit, un lit à colonnes, entouré de la moustiquaire que l’on connaît déjà, n’a qu’un unique matelas, mince, dur, tanné, piqué comme un coussin de voilure, fort large, c’est vrai, mais recouvert d’un seul drap. En revanche je trouve, outre les oreillers ordinaires et connus en France, deux façons de traversins couchés en long à ma place, dont j’ignore complétement l’usage. J’appelle Ahmatt, le garçon qui doit faire ma chambre et qui dort à ma porte ; je lui montre mes coussins, puis ma tête ; il me fait signe que non, puis se touche les genoux, pose la main sur les traversins pour m’indiquer qu’ils doivent servir à appuyer les jambes, et s’en va.

Je crois être au bout de mes peines et veux fermer ma porte. Je tourne et je retourne la clef dans la serrure. Impossible ! tout est complétement rouillé.

« Ahmatt !

Thouann ! »

Thouann, en malais, veut dire seigneur ou monsieur ; je l’ai appris le lendemain.

« Ahmatt ! la clef ! la serrure ! je veux fermer la porte !

— Thouann !

— Je veux fermer la porte ! »

Allons ! il faut encore recourir à la pantomime. Ahmatt finit pourtant par saisir ma pensée : il ferme alors les deux ventaux de la porte, prend dans un coin une lourde barre de bois, en place un des bouts dans un trou pratiqué à l’embrasure de la porte, et l’autre extrémité dans une fourchette fixée de l’autre côté, lève le primitif appareil et sort en me souhaitant sans doute une bonne nuit.

Slahmat tidoor, thouann !

Une bonne nuit ! dans l’Inde ! ô dérision ! une bonne nuit, quand j’entends déjà autour de moi le frémissement des cousins et des moucherons ? quand je sens que ces sectes sanguinaires n’ont pas attendu que je fusse couché pour se jeter sur moi et me dévorer à travers mes vêtements. Enfin j’allais me mettre au lit, quand j’aperçois contre mon mur deux lézards gris, plats, avec de grosses têtes, des yeux noirs, saillants et la queue en forme de feuille de sauge.

« Ahmatt ! Ahmatt !

  1. Suite. — Voy. p. 231.