plaisant dans leur far-niente font la sourde oreille jusqu’à ce que mes offres d’argent aient atteint un taux qui leur paraît satisfaisant.
Enfin nous partons, et, contre mon attente, au triple galop. Malgré les cahots de la voiture, le pays que je parcours est si beau, si pittoresque, si merveilleusement complet, que je n’en trouvai pas moins ma promenade délicieuse. C’étaient partout des arbres gigantesques et des pelouses d’un vert introuvable en Europe. Après avoir traversé un pont dont le tablier reproduit le mouvement de la voûte, j’entrai dans une allée de tamarins séculaires, au bout de laquelle je vis avec inquiétude une grande porte blanche à soubassement noir flanquée de plusieurs piliers blancs reliés entre eux par une palissade noire, semblable enfin à une porte de cimetière. Je crus que j’allais passer au milieu des tombeaux des Européens morts à Batavia. Mais ce funèbre monument était la porte même de la ville : la couleur blanche, c’est de la peinture à la chaux, et le noir, pas autre chose que du goudron destiné à garantir de l’humidité les bois et les murs qui avoisinent le sol. De l’autre côté de la porte, l’allée d’arbres continue et aboutit à une vaste place au fond de laquelle se trouve un monument que je reconnais de suite pour un hôtel de ville. Je commence à voir çà et là quelques maisons chinoises. Puis c’est une large rue, où tous les styles d’architecture semblent s’être donné rendez-vous : une quantité de riches voitures y circulent au milieu d’une foule de coolies, de marchands ambulants et de marchandises amoncelées devant des magasins sans vitrine, sans étalages, sombres à l’intérieur. Contraste étrange ! Partout des Chinois pressés, actifs, affairés : partout aussi des Indiens indolents, rieurs et flânant à l’ombre.
Cette ville, c’est l’ancienne résidence portugaise que les Hollandais ont consacrée exclusivement au commerce. Là, sont les entrepôts des produits du pays, la banque, les bureaux de la haute administration, les comptoirs des négociants. Les habitations de ces messieurs sont à deux lieues dans l’intérieur, à Weltewreden, et c’est dans la ville nouvelle que se trouve l’hôtel des Indes, ou je me rends.
Je laissai bientôt derrière moi le vieux Batavia.
Lancé à fond de train sur une route large et blanche, mais sans poussière, j’ai, à ma gauche, une rivière jaune qui coule lentement entre ses berges vertes : au delà de l’eau, une autre route, puis de grands arbres qui abritent des maisons arabes, chinoises et indiennes ; à ma droite, ce sont tantôt des habitations hollandaises entourées de jardin, tantôt de longues files de magasins chinois, avec leurs toits plats et allongés, couronnés d’arêtes en maçonnerie gracieusement recourbées. À chaque pas je rencontre des groupes de Chinois, parasol eu main, des Indiens à larges chapeaux peints et dorés, affectant les formes les plus amusantes, des convois de coolies qui portent leurs fardeaux répartis en deux charges suspendues à une flexible branche de bambou posée sur l’épaule.
Les chevaux vont toujours ventre à terre, et je passe devant une suite de superbes maisons de campagne. J’en admirais les jardins spacieux, parfaitement tenus, pleins de ces plantes équatoriales d’un aspect féerique, quand tout à coup ma voiture tourne brusquement à droite, entre dans une grande cour, ménagée au centre de longs corps de logis invisibles de la route, et s’arrête en face d’un pavillon entouré de larges galeries sous lesquelles je reconnais la plupart des passagers du Nicolas.
Toutes ces maisons de plaisance, ces parcs, ces massifs, ces allées ombreuses, ne sont autre chose que ma future résidence, Weltewreden, la nouvelle Batavia ; je suis à l’hôtel des Indes.
Après m’avoir laissé me rafraîchir autant que l’on peut le faire dans un four ardent, M. Cressonnier, le maître de la maison, me conduisit dans un fort bel appartement, qui, disait-il, m’était destiné : immense galerie couverte, salon dans les mêmes proportions, deux chambres à coucher. Je trouvais tout cela bien vaste pour moi, mais on m’avait tellement vanté, en France, les habitudes des Indes, que je me résignai assez facilement à mon sort. Mes coolies de la douane étaient arrivés presque en même temps que moi, et j’avais déjà procédé à mon installation, lorsqu’un monsieur habillé de blanc des pieds à la tête, vint m’annoncer d’un air profondément embarrassé qu’il y avait erreur, et que l’appartement que j’occupais avait été retenu la veille par un autre voyageur.
Or, une chambre retenue étant chose sacrée, même de l’autre côté de la Ligne, il fallut déménager. Après être descendu du premier étage ou je me trouvais, et avoir longé un interminable corps de bâtiment garanti du soleil par un large avant-toit, supporté par des piliers et formant galerie, nous arrivâmes ainsi tout à côté de la grande route. Là est situé mon nouveau domicile, composé d’une grande pièce sur le devant et d’une chambre à coucher y attenante, mais sur le derrière ; le tout au rez-de-chaussée. Mon mobilier est représenté, dans le salon, par une table écloppée, deux fauteuils boiteux, une glace rouillée et un meuble indéfinissable, une sorte de voltaire indien, laid, baroque, disgracieux ; et, dans la chambre à coucher, par un lit avec sa moustiquaire trouée, rapiécée et retrouée en mille endroits, un lavabo crotté, un portemanteau branlant et une chaise dont le siége en roting présente un dédale pareil à celui d’un piano dont toutes les cordes auraient sauté, et enfin par un vieux miroir brisé dont les mille facettes reproduisent mille fois mon image. Mes deux pièces blanchies à la chaux, ornées de plafonds en nattes peintes en gris, étaient en outre décorées d’un tapis en roting si usé, si déchiré, si hérissé que j’y trébuchais à chaque pas.
Je m’informai prudemment du prix, et l’on me fit savoir que moyennant deux cent cinquante roupies par mois, c’est-à-dire plus de cinq cents francs de notre monnaie, je jouirais paisiblement de cette écurie d’Augias et de ces meubles invalides, de la nourriture sans le vin toutefois, de l’usage d’une voiture, pourvu que je