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plemousses et de noix de coco, des centaines d’oranges et de citrons dans des cabas tressés à jour et faits d’une seule feuille de palmier ; des grappes de poulets et de canards attachés par les pattes, de grands paniers d’œufs roses et presque ronds, des cages pleines d’oiseaux, des singes gris et noirs, des perroquets violets, rouge sang et verts, des kakatoës capucine et des huppes blanches à crête jaune

Bientôt nous sommes pris à l’abordage. De toutes parts sautent sur le pont des figures bizarres, brunes à reflets d’or comme le bronze, à demi couvertes de costumes éclatants qui blessent l’œil et l’enchantent à la fois. De tous côtés déjà on marchande, on vend, on achète, on échange ; on élève la voix comme si on devait se faire mieux comprendre, on se sert des doigts pour compter, on montre son argent ou l’objet qui doit le remplacer. Le capitaine achète trois cents mandarines pour dix francs ; un indigène donne au lieutenant huit cocos pour une vieille chemise, tandis qu’un autre prend celle que je lui propose et ne me donne rien en retour. L’aspect sauvage de ces hommes, leurs mouvements de chat, la timidité de leur démarche, les éclairs qui jaillissent de leurs yeux d’un noir de charbon, la mobilité de leur physionomie, leur langage inintelligible pour nous, me causent une surprise mêlée d’un peu d’effroi. Je me sens comme abandonné dans cet orient mystérieux, à l’extrême limite de la civilisation. Ici, plus rien de l’Europe, plus rien de la France ! On n’y est plus protégé par la force pacifique des lois et la puissance des usages sociaux. Ici doivent régner en souverains les instincts naturels, les ruses félines, les vengeances, les haines, les jalousies ! Un pas de plus dans ces pays qui bornent l’horizon et je pourrais ramasser à mes pieds un couteau à scalper encore tout sanglant ou aspirer les tièdes vapeurs d’un repas de chair humaine !

Vers deux heures, nous passons devant Anjers dont nous voyons le phare, la douane, les habitations malaises rangées avec la symétrie d’un camp, les bois de cocotiers, et les navires qui profitent de son mouillage, l’un des plus sûrs de la côte. Sur la grève, un homme hale un filet, et dans une crique voisine une accumulation de canots fait deviner une nombreuse population de pêcheurs. Un peu plus loin, sous des arbres merveilleux, des maisons en bambou, couvertes de chaume, se dérobent aux ardents rayons du soleil. Les embarcations nous ont quittés comme elles étaient venues, isolément et les unes après les autres. Un vent léger qui touche nos hautes voiles et laisse la mer unie comme une glace, nous fait avancer doucement. Nous côtoyons une île ou se succèdent de délicieux paysages ; d’abord une gorge étroite au fond de laquelle des arbres tombés de vieillesse, amoncelés dans le désordre le plus incroyable, forment un chaos de branches, de racines et de troncs déchirée, privés par places de leurs écorces et laissant voir à nu leurs chairs rouges, jaunes, brunes ou noires : au-dessus de ce gigantesque bûcher, une nouvelle végétation, la plus vivace, la plus fraîche, la plus touffue qu’on puisse rêver. On y trouve toutes les nuances du vert ; puis des arbres presque noirs, des arbres plus que gris, des tons métalliques, des tons d’une tendresse de jeune pousse, le printemps et l’été à la fois. Plus loin, un promontoire boisé s’avance gracieusement dans la mer ; les rameaux des arbres inclinés sur l’eau forment des voûtes naturelles de verdure ; et sur la rive de gros rochers couverts de mousses, de plantes rampantes et d’innombrables racines se groupent en grottes pittoresques, qui se reflètent dans les eaux sombres… Oh ! débarquer ici, y bâtir une maison, y vivre du produit de ma chasse et de ma pêche, des fruits que je cultiverais, y vivre de la vie primitive et naturelle, en face de la nature et de ses splendides spectacles, et, Robinson volontaire… Folle imagination ! le capitaine vient de me dire que les reptiles, les insectes et les fièvres m’y auraient tué avant un mois.

Le lendemain, 11 avril, nous voilà dans la mer de Java, en face de la baie de Bantam, sur les bords de laquelle s’élevait autrefois une cité puissante et riche, aujourd’hui réduite à quelques chétives cabanes. À neuf heures et demie du matin, nous passons entre le grand Kombongs et Poulo-Tjidong, dont les terres, composées, dit-on, de madrépores et de corail blanc, sont cependant couvertes de la plus riche végétation. Nous découvrons ensuite la pointe de Houtong-Java et la rade de Batavia ; nous sommes à la lettre dans un jardin anglais dont les sentiers sont des rivières. On me montre, entre autres choses curieuses, un arbre qui ressemble parfaitement à un mât de navire garni de ses vergues. C’est une variété du cotonnier que les indigènes nomment Kapook et dont les graines fournissent la matière dont on fait aux Indes les matelas et les coussins.

À deux heures et demie, nous apercevons les navires en rade de Honrust. Les côtes s’abaissent de plus en plus : ceux qui connaissent Batavia en distinguent la position ; pour moi, je ne vois qu’une immense forêt sans aucune trace de ville. Enfin à six heures précises, nous sommes en rade, le commandement d’arrivée, le cri Mouille, se fait entendre ; l’ancre plonge dans la mer, les chaînes courent sur le pont, les voiles se carguent, le navire décrit une courbe gracieuse et vient se ranger à côté de l’Alphonse César, un compatriote, et, grâce à Dieu, nous voici arrivés à Batavia, après quatre vingt-seize jours de mer et plus de six mille cinq cents lieues de route.


BATAVIA.

En rade de Batavia. — Débarquement. — Le grand canal. — La douane. — Les voitures de louage et les coolies. — L’ancienne ville de Batavia. — Aspect de la ville nouvelle. — L’hôtel des Indes. — Première nuit à terre.

La nuit descendait rapidement : il fallut remettre notre débarquement au lendemain. Dès la pointe du jour, le Nicolas était entouré d’une multitude de praös et de tambanganes ; chaque patron malais s’évertuait à nous prouver par ses cris la supériorité de sa barque et