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tueux torrent. Les plans se modèlent dans un bleu limpide, opalin, transparent, qui, tout en augmentant dans les fonds, laisse comprendre le ton local : c’est à la fois vague et accusé, solide et fin. Les verts métalliques, qui devraient jurer avec les bleus et les jaunes, sont adoucis par l’harmonie parfaite qui plane sur ces couleurs diverses et les unit par des liens mystérieux. Ce paysage, le premier qui frappa ma vue, me causa un sentiment d’enthousiasme mêlé de découragement, et devant cette nature si nouvelle et si étrange, je compris que ma plume et ma palette seraient toujours insuffisantes.

Après un orage qui nous força à reprendre le large, et un calme plat qui vint ralentir encore notre marche, nous entrâmes enfin, le 9 avril, à midi, dans le détroit de la Sonde. Mille objets qui nous rappellent et nous annoncent la terre, passent le long du bord. Ce sont d’abord d’innombrables mollusques, les uns ressemblant à de l’étoupe, les autres irisés comme des bulles de savon : ce sont des troncs de bananiers, des écorces de pamplemousses, et même de jolis oiseaux gris qui naviguent sur des débris de bambou. Nous commençons à distinguer nettement l’île du Prince, la côte de Sumatra et l’île volcanique de Krokatoa, dont le sommet en pain de sucre, couvert d’un nuage en forme de panache, représente à s’y méprendre un cratère d’où s’échappe une colonne de fumée. Ces terres qui surgissent de la mer, couvertes de verdure, ont un aspect enchanteur. Partout où un brin d’herbe, une fleur, un arbre pouvaient croître, l’arbre, la fleur, le brin d’herbe ont poussé. Pas un rocher nu, pas un endroit aride qui attriste l’œil, pas même de grève ; les cocotiers, les bambous, les bananiers se penchent sur les eaux qui arrosent leurs racines.

Le lendemain, 10 avril, le panorama, éclairé par les premiers rayons du soleil, me semble encore plus splendide. Rien ne peut rendre la magnificence de ce merveilleux bassin qu’on appelle détroit de la Sonde. Inondés d’une lumière inconnue à nos climats, le ciel, les terres, la mer se revêtent de tons intraduisibles ; c’est éthéré et comme d’un monde supérieur au nôtre, avec lequel les mots de notre langue n’ont aucun point de contact !

Habitation malaise (environs de Batavia). — Dessin de M. de Molins.

Des embarcations malaises se détachent de la côte de Java, et se dirigent vers les navires, nos voisins. Toutes les lunettes se braquent curieusement sur ces taches microscopiques qui ressemblent de loin à des nageurs tirant leur coupe. Bientôt nous distinguons mieux : les canots nous paraissent dorés, les hommes rouge brique, mais la coiffure de ceux-ci reste encore incompréhensible pour nous : c’est un assemblage inextricable de cheveux et d’étoffes très-difficile à expliquer.

Une pirogue montée par un seul homme s’approche enfin de nous. Le rameur, assis à l’arrière, la fait avancer à l’aide d’un double aviron qu’il balance au-dessus de sa tête et dont il plonge alternativement les extrémités dans l’eau.

Cependant d’autres barques ont suivi l’exemple de la première. Dans un moment nous allons être envahis, car elles glissent sur la mer avec une étonnante rapidité et semblent lutter de vitesse. Déjà nous pouvons voir les traits des indigènes, leurs corps admirables, leurs vêtements de tons étincelants, disparates et harmonieux à la fois, auxquels le bleu de la mer donne des lueurs vermillonnées ; nous distinguons les détails de leurs nacelles, les unes habilement creusées dans des troncs d’arbre, les autres faites de plusieurs pièces de bois ingénieusement reliées entre elles par les coutures d’un fil qui m’est inconnu : leurs formes gracieuses et fines indiquent surtout l’intelligence et le goût de ceux qui les ont construites. Le Nicolas navigue au milieu d’un jardin flottant : tous ces bateaux sont chargés de légumes, de fruits et de fleurs, étranges productions écloses sous le formidable soleil des tropiques. Il y a là des régimes de bananes, des mouchets d’ananas, des pyramides de pam-