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Le grand chambellan vint enfin nous dire qu’elle nous attendait. L’époux nous précéda, montrant le chemin, et nous suivîmes. Il faut en convenir, l’escalier qui conduisait aux appartements de Sa Majesté n’était point un escalier royal, mais bien une simple échelle de fenil, qu’il nous fallut gravir avec précaution ; elle était courte, heureusement, la salle étant fort basse.

L’appartement de la reine était la répétition de la salle d’attente ; seulement un voile tendu dans le fond séparait la couche de Son Altesse de la partie où nous fûmes reçus, comme dans une salle du trône. Jumbe-Souli siégeait effectivement sur un fauteuil élevé, ayant un coussin sous les pieds, flanquée à droite de sa vieille nourrice, à gauche, d’une confidente ou d’une esclave. Cette reine d’un petit royaume était drapée dans une étoffe turque tissée soie et or qui l’enveloppait tout entière Sa main assez fine, était seule visible ; mais malgré le masque en forme de diadème qui recouvrait sa tête, on devinait, grâce aux larges ouvertures, tout l’ensemble de ses traits ; ses yeux, du reste, pleins d’un doux éclat mélancolique, nous regardaient de temps à autre, et sa bouche un peu molle, à la lèvre tombante, accusait une femme abattue et d’une santé ruinée par le climat et les exhalaisons morbides du rivage.

Jumbe-Souli paraît plus âgée qu’elle ne l’est, et, lorsque je la vis au jour pour reproduire ses traits, je lui donnai trente-cinq ans au moins, tandis qu’elle n’en a que vingt-huit. Deux jeunes garçons, tous deux beaux comme le jour, sont les héritiers destinés à régner après elle. La faiblesse maladive de leur mère, me fait présumer qu’ils n’auront point le temps d’atteindre leur majorité.

Notre audience dura une demi-heure environ ; on eut la galanterie de nous offrir quelques rafraîchissements à l’eau de rose, que je n’oublierai de ma vie.

L’île de Moheli m’a semblé la plus belle des Comores ; c’est la plus petite mais la plus verdoyante ; d’innombrables plantations de cocotiers lui donnent l’aspect gracieux des terres tropicales ; d’immenses baobabs y élèvent leurs troncs majestueux semblables à des pyramides ; de petits chemins sillonnent l’île, tout couverts de riants ombrages, et des ruisseaux se précipitant en cascade du haut des collines, prodiguent à ce coin de terre enchanteur une eau limpide, une fraîcheur précieuse en ces climats brûlants, et des bains naturels où nous nous plongeâmes avec délices.

Moheli est une île où l’on aimerait vivre dans la paix et dans le silence, loin des hommes, entouré de cette nature merveilleuse, environné de l’océan vermeil qui en fait une oasis dans sa vaste solitude.

Je la quittai non sans regret ; nous devions toucher à Mayotte, revoir Nossi-be, Sainte-Marie, Tamatave, ce qui nous demandait encore douze jours de navigation, avant d’arriver à Saint-Denis de la Réunion, notre dernière étape.

D. Charnay.




VOYAGE À JAVA,

PAR M. DE MOLINS[1].
(RÉDIGÉ ET MIS EN ORDRE PAR M. F. COPPÉE.)
1858-1861. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




EN VUE DE JAVA.


Le détroit de la Sonde. — Les embarcations indigènes. — Anjers. — Bantam. — Honrust. — Arrivée en rade de Batavia.

Je n’embarquai à Nantes, le 5 janvier 1858, sur le Nicolas, et, après trois mois d’une navigation heureusement fort douce, le 6 avril au matin, j’aperçus à l’horizon une ligne indécise et vaporeuse que nos officiers reconnurent pour la pointe de Java (Java’s head).

Le vent était frais et nous poussait rapidement vers la côte. À neuf heures, nous en étions à une portée de canon ; nous en saisissions parfaitement tous les détails.

Parmi les merveilleux tableaux qui se déroulèrent ce jour-là devant moi, j’en choisis un : c’est l’embouchure d’une rivière, encaissée entre des parois de rochers à pic d’un jaune chaud et gris, difficile à décrire, impossible à peindre. L’eau bouillonne et se brise en gerbes argentées contre des aiguilles de pierres noires. La végétation tropicale, dans toute sa beauté, couronne les murailles naturelles qui contiennent a peine le tumul-

  1. En 1857, certaines circonstances, indifférentes pour le lecteur, me firent entreprendre un voyage à Java et m’y retinrent deux ans environ. Dans ce pays encore si peu connu, malgré les excellents écrits de divers voyageurs, ethnographes, naturalistes ou philosophes, je n’apportais que la curiosité d’un artiste étranger aux choses de la science, mais doué peut-être de quelque mémoire des objets, des formes et des couleurs. Le puissant intérêt que m’inspira cette étrange et splendide contrée, la surprise que me causèrent l’aspect de ses paysages et les mœurs de ses habitants, m’engagèrent à fixer, au jour le jour, sur mon carnet de voyageur, par une note ou par un croquis, les impressions successives de mon voyage.

    J’offre aujourd’hui au public quelques feuillets de mon album, quelques pages de mon journal, et j’espère qu’ils conservent et qu’on y reconnaîtra le caractère de la vérité que je suis sûr d’avoir toujours eu pour guide en écrivant et en dessinant.