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Totana. — Les gitanos. — Lorca ; le pantano de Puentes. — Velez-Rubio. — Cullar de Baza ; une population troglodyte. — Baza. — Guadiz. — Diezma ; la toilette d’une gitana. — Arrivée à Grenade.

La nuit approchait quand nous arrivâmes à Totana, et la pénombre du crépuscule ajoutait à l’aspect sauvage de cette petite ville un air mystérieux et tout à fait rébarbatif : les groupes de gitanos, prenant le frais devant des maisons quelque peu en ruine, nous faisaient penser involontairement à la cour des miracles, et il ne nous fallait pas de grands efforts d’imagination pour nous croire transportés en plein moyen âge, six ou sept siècles en arrière.

C’est que Totana est le quartier général des gitanos du royaume de Murcie, de même que Séville est la métropole des gitanos de l’Andalousie ; et c’est sans doute en souvenir de leurs frères andalous que les bohémiens de Totana ont donné à deux quartiers de leur ville les noms de Sevilla et de Triana : on sait que Triana est un faubourg de Séville presque exclusivement habité par des gitanos.

Le maître de l’auberge où nous nous arrêtâmes était un gitano, comme un assez bon nombre des posaderos de la contrée ; il nous raconta comment, le métier n’étant pas toujours bon, il était obligé, pour avoir deux cordes à son arc, de faire également le commerce de la neige. Ce commerce est beaucoup plus important qu’on ne pourrait le croire, dans un pays où la chaleur est suffocante pendant une bonne partie de l’année ; il est entièrement, ou peu s’en faut, exercé par les gitanos, qui vont la chercher dans une des plus hautes montagnes du royaume de Murcie, la Sierra de España, et c’est une des principales ressources du pays. Les gitanos vont prendre la neige sur les cimes les plus abruptes et dans les crevasses les plus profondes des flancs de la Sierra, et la chargent sur des ânes qui parcourent d’un pied assuré des sentiers qu’on ne croirait accessibles qu’aux chèvres et aux chamois. C’est un curieux spectacle de voir ces ânes, qui plient sous leur charge, descendre la montagne en files interminables, comme de longues caravanes.

Jeune fille de Carthagène.

Une fois descendus dans la plaine, les neveros se dirigent vers les villes voisines, où ils trouvent facilement à placer leur marchandise ; car la neige, qu’on emploie pour les rafraîchissements à l’exclusion de la glace, est dans toute l’Espagne un objet de première nécessité. Chaque ville à ses pozos de nieve, ou puits de neige, où viennent s’approvisionner les revendeurs, qui la débitent au détail dans leurs boutiques, et ces petits industriels ambulants, si nombreux en Espagne, les Aguadores, qui offrent aux passants altérés toutes sortes de boissons glacées, bebidas haledas, aux prix les plus modiques.

Le lendemain de notre arrivée à Totana, c’était jour de marché : nous ne pouvions trouver une meilleure occasion d’étudier les gitanos de Totana et ceux des environs ; ils formaient une foule compacte et bruyante, qui grouillait au soleil sur la grande place, en groupes des plus pittoresques, et offrant des tons chauds à faire pâmer le coloriste le plus exigeant.

Le type des gitanos est d’ordinaire tellement caractérisé, et diffère tellement de celui des Espagnols, que rien n’est plus facile que de les distinguer à première vue. Ces pauvres diables, qu’on peut bien appeler les parias de l’Espagne, ont formé de tout temps, et forment encore aujourd’hui un peuple à part, une nation dans la nation, et on ne trouverait pas un seul Espagnol qui voulut reconnaître en eux des frères et des compatriotes.

Que sont les gitanos ? À quelle race appartiennent-ils ? De quelle contrée se sont-ils répandus sur l’Europe ? Toutes ces questions n’ont pas encore été parfaitement