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malheureuses, comme des animaux immondes, la nourriture de chaque jour. Pour les transports, les Arabes n’ont à leur disposition que des boutres, petits navires d’un tonnage de cinquante à quatre-vingts tonneaux, munis de fortes voilures, très-légers et fort rapides, de manière à fuir devant les croiseurs auxquels ils échappent assez facilement.

L’équipage d’un boutre ne se composant que de trois ou quatre hommes, les Arabes s’appliquent à débiliter leurs victimes afin d’en rester plus facilement les maîtres. Chaque jour ils leur jettent donc une moindre quantité de vivres, et lorsque ces malheureux, réduits à la dernière expression de maigreur et de faiblesse, se laissent tomber accroupis et hors d’état de se mouvoir, ils les embarquent en ayant soin d’appliquer le même système pendant la traversée. Ils ajoutent même la terreur aux mauvais traitements et persuadent à leurs prisonniers que les blancs auxquels ils seront vendus ne les achètent que pour les manger. Ces malheureux luttent donc eux-mêmes contre la faim qui les dévore, de peur que l’embonpoint ne précipite leur destinée.

L’esclavage étant défendu, les noirs sont d’abord transportés soit à Moheli, soit à Anjouan, où des traitants les reçoivent des mains des Arabes en simulant la comédie de l’engagement volontaire. Quel engagement ! les Anglais qui croisent dans le canal de Mozambique, sous prétexte de défendre la traite, font un métier non moins honorable que celui des Arabes. Ils courent sus, il est vrai, à tout navire, à tout boutre suspect ; mais jamais un sentiment d’humanité ne les guide ; l’espoir du gain les pousse, pas autre chose ; et lorsqu’un négrier tombe entre leurs mains, ils pendent l’équipage, s’emparent des marchandises, confisquent le boutre et vendent eux-mêmes la noire cargaison dans quelque port à eux appartenant ; voilà ce qu’ils appellent empêcher la traite. Ce commerce est si commun et d’un tel rapport, que chaque commandant de croisière cède son poste comme une clientèle à celui qui lui succède. Le dernier paya, dit-on, deux cent mille francs le droit de pratiquer la piraterie sur toute la longueur du canal de Mozambique.

Vue de Majonga. — Dessin de M. de Bérard.

Nous reçûmes pour première visite à Nossi-be, celle du chef arabe Califan, négrier déterminé, mais à bout de ressources par suite de ses expéditions malheureuses ; les Anglais lui avaient enlevé une grande partie de ses boutres. Ce Califan, d’une figure fine et d’une physionomie rusée, est en rapport avec les Ovas, auxquels il sert d’espion, et ce fut à lui, j’en ai la conviction, que nous dûmes à Bavatoubé, la présence des chefs d’Amorontsanga qui arrivèrent peu de jours après, pour nous défendre de stationner dans leurs eaux.

Avant de quitter Nossi-be nous pûmes jouir du haut des premières collines qui bordent le rivage d’un délicieux panorama. Comme premier plan des cases malgaches entourées de manguiers, de palmiers et de bananiers, la petite baie d’Elsville, puis la ville elle-même et la maison du gouvernement au milieu de ses jardins ; à gauche, la sombre masse de Lucubé, la montagne verdoyante de Nossi-Cumba ; devant nous, une mer d’un éclat sans pareil, semée d’îles aux teintes rosées, sillonnée de pirogues aux voiles blanches, et vingt-cinq milles plus loin la silhouette bleuâtre de Madagascar et les pointes en aiguilles des sommets des Deux-Sœurs.

La navigation dans ces parages n’est qu’une promenade, où le gracieux balancement des vagues ne saurait affecter les nerfs les plus sensibles ; c’est ainsi que mollement bercés nous visitâmes Kisuman, premier point de la côte ; puis, débarquant à chaque pas, toute cette délicieuse baie de Pasandava couverte à cette époque de cases de pêcheurs nomades. Bavatoubé, dont les formes imitent un crabe monstrueux, nous laissa pénétrer dans sa gigantesque serre ; c’est là que le téméraire Darvoy trouva la mort en poursuivant l’exploitation d’un