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ser Juliette, toute resplendissante dans sa robe de velours nacarat, le diadème de princesse en tête et sa robuste poitrine ornée de deux décorations brillantes.

« Laissez passer le veau gras, » dit en nous voyant cette femme d’esprit, allant ainsi d’elle-même au-devant du quolibet et se moquant de son costume de cour.

Nous arrivâmes au fort ; l’esplanade intérieure était criblée de monde, le menu peuple occupait des talus tout alentour. Au centre, s’élevait une vaste tente abritant une table sur laquelle des rafraîchissements de toutes sortes se tenaient à la disposition des invités. L’état-major de la place s’était groupé auprès, entourant Son Exc. Andrian-Mandrousso, ex-bouvier, aujourd’hui général, quatorzième honneur, etc… Chacun venait lui rendre hommage et lui porter ses félicitations au sujet de l’avénement de Rasouaherina, sa gracieuse maîtresse, dont l’étendard flottait au-dessus de la place.

Mais le personnage le plus remarquable, à mon avis, pour l’uniforme du moins, me parut être un ancien matelot français nommé Estienne, dont le costume éclatant attirait tous les regards. Cet homme chamarré, beau garçon du reste, et portant sans trop de gaucherie sa dignité de contrebande, était simplement grand amiral de la flotte ova. Il n’avait, il est vrai, pas un canot à son service, et deux modestes pirogues formaient la seule force navale de Tamatave ; mais, à son air martial, on devinait qu’il n’eût pas demandé mieux que de commander un trois-ponts : ainsi soit-il !

Pour l’ex-bouvier, c’était, on peut le voir d’après la gravure de la page 215, la représentation la plus exacte d’un marchand de vulnéraire suisse. Il portait un pantalon de velours bleu galonné d’or ; un habit rouge avec parements et brandebourgs d’or ; ses manches étaient chargées de cinq gros galons d’or ; deux épaulettes d’or meublaient jusqu’à ses avant-bras, et son chef s’abritait sous un chapeau à claque également galonné d’or. Vous voyez que l’or n’était point ménagé. La figure triste et renfrognée du commandant jurait avec ce costume de saltimbanque ; il paraissait tout aussi embarrassé de ce travestissement pompeux, qu’intimidé par la foule européenne qui l’admirait en souriant.

Îlot Madame à Sainte-Marie de Madagascar. — Dessin de E. de Bérard.

Je soupçonne Son Excellence de n’être pas fort éloquente, car elle ne fit aucun speech ; je la crois curieusement timide, car lorsqu’on se mit à reproduire ses nobles traits, monsieur le gouverneur tremblait comme une feuille, et l’aspect de l’innocent objectif braqué sur sa majestueuse personne lui occasionna un tremblement que je ne pus calmer. Il nous offrit néanmoins assez gracieusement un verre de champagne, que nous bûmes, je l’avoue pour mon compte, à la chute de la reine qu’on acclamait. Quant à l’autre personnage dont nous donnons le portrait (Raharla, p. 217) nous ne pouvons dire qu’une chose, c’est qu’il porte avec une égale aisance l’habit de ville et l’habit de cour et que grâce à son éducation anglaise et à son esprit naturel il ne se trouverait déplacé dans aucun salon d’Europe.

Cependant les jeux commencèrent ; ils furent précédés d’abondantes libations de betza-betza. Les dames s’assirent à terre, les genoux au menton, dans la posture qu’on connaît, et se mirent à frapper des mains en accompagnant d’une voix lamentable deux ou trois de leurs compagnes dont les mouvements cadencés n’avaient rien d’agréable. Les Antaymours, guerriers malgaches au service des Ovas, fixèrent bientôt l’attention de l’assemblée ; leur danse était d’ailleurs le divertissement favori du maître, et comme partout au monde les hommes sont les mêmes, on s’empressa et l’on fit cercle près des guerriers. Leurs gestes sauvages, leurs cris, leurs bonds, la férocité qu’ils déployaient dans leur simulacre de guerre, donnaient une idée de leur manière de combattre ; ils agitaient avec rage leurs sagaies brillantes ; ils les lançaient, les reprenaient et frappaient le sabre avec fureur ; ils tournaient et retournaient l’arme comme dans la plaie d’un ennemi terrassé et semblaient la lécher toute sanglante avec une volupté sans pareille. Ce jeu de cannibales, ces contorsions d’énergumènes et de convulsionnaires faisaient les délices du commandant, qui, lui-même, armé d’un bouclier, encourageait les lutteurs. Ce spectacle ne m’occasionna que du dégoût et j’abandonnai la partie.

Si l’Ova fait un présent, c’est qu’il attend le centuple ; s’il vous tend la main c’est pour que vous y jetiez quel-