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montait jusqu’à l’horizon vers les montagnes de Tananarive. Au nord, les collines dépouillées par l’incendie de leur manteau de forêts, laissaient planer la vue sur un moutonnement d’éminences d’un vert criard où s’élevaient çà et là quelques squelettes d’arbres noircis par le feu, derniers souvenirs de la végétation qui les couvrait, tandis qu’à nos pieds s’étendait un de ces marais immenses d’un pittoresque et d’une tristesse indicibles.

Une végétation exubérante, extraordinaire, ou se mêlent des sauges gigantesques, des ravenals, des rafias et ces immenses cônes (vacoas pyramidals) qui ressemblent à nos cyprès funéraires, donnaient à ce lieu l’aspect d’un champ de repos abandonné. Refuge des serpents et des crocodiles, ces marais sont de dangereux voisinages pour les habitations, et ce n’est qu’avec terreur qu’on traverse les petits cours d’eau qui les sillonnent.

Les animaux ont, pour se garder de l’attaque des caïmans, un instinct bien remarquable ; les chiens, par exemple, usent d’un stratagème qui leur réussit ; l’instinct, dans ce cas, ne suffit plus pour expliquer une telle manœuvre, il faut admettre la raison. Voici ce qui se passe :

Lorsqu’un chien veut traverser une rivière à la recherche de son maître, ou qu’égaré à la poursuite d’une proie, il veut rejoindre son réduit, il s’arrête sur le bord du rivage, gémit, aboie, hurle de toutes ses forces. Son raisonnement est simple : « Au bruit que je fais, pense-t-il, le crocodile, très-friand de ma chair, s’empressera vers l’endroit ou je l’appelle ; les plus éloignés abandonneront leurs retraites, et ce sera à qui arrivera le premier pour s’emparer d’un animal aussi bête que moi. » Le chien jappe donc, il aboie, et la comédie dure tout le temps qu’il juge nécessaire pour attirer ses ennemis ; puis, lorsqu’ils sont là, tout près, cachés dans la vase, se maudissant entre eux et savourant d’avance une proie si facile, le chien part comme une flèche, va passer en toute sécurité la rivière à cinq cents mètres au delà, et, jappant et bondissant sur la plage, il se moque de son ennemi qui, paraît-il, se laisse toujours prendre à cette ruse.

Raharia, ministre de la reine. — Dessin de G. Staal.

À notre retour à l’habitation, Ferdinand nous avait ménagé une surprise : c’était un dîner en compagnie des deux chefs ovas de l’endroit ; l’honneur n’était pas pour nous assurément, mais il devait y avoir là le sujet d’une curieuse étude de mœurs, et nous remerciâmes notre hôte.

L’Ova, quel qu’il soit, est grand ami de la table et du verre : aussi nos deux chefs s’égaient-ils empressés d’accepter l’invitation que leur avait envoyée Ferdinand. Ces messieurs nous firent attendre néanmoins : ils étaient excusables si l’on pense à la toilette européenne qu’ils s’étaient crus obligés de faire ; car, pour rien au monde, ils n’eussent voulu paraître à ce dîner (que, vu notre présence, ils considéraient comme officiel), vêtus du lamba, leur costume national.

Mme la commandante devait accompagner son époux, et je suppose qu’il dut y avoir dans le ménage grande révolution au sujet de la crinoline de rigueur, et des falbalas qui, à Madagascar comme partout au monde, constituent la toilette d’une femme.

Il était huit heures, et par conséquent nuit close, quand la compagnie arriva ; elle était précédée d’une affreuse trompette et d’un tambour, musique de Son Excellence, et accompagnée d’une escouade de cinq hommes et un caporal, total de la force armée de l’endroit. Tous marchaient en mesure avec une gravité comique qui rappelait les marches de nos guerriers de théâtre ; le caporal, tout fier de ses hommes, commandait d’une voix éclatante, des manœuvres que nous ne pouvions comprendre ; et lorsqu’enfin ils s’arrêtèrent sous la veranda de l’habitation, ils poussèrent tous ensemble des exclamations épouvantables qui, nous dit-on, étaient à notre honneur.

Il y eut présentation, et ces messieurs, plus émus qu’ils n’eussent voulu paraître, s’assirent timidement. Le commandant et son acolyte étaient deux maigres personnages d’une stature assez haute et d’une physiono-