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des tribus précitées, nous ajouterons que le territoire qu’elles occupent en commun, lequel comprend environ cent soixante-dix lieues de rivière, n’offre sur cette étendue que trois habitations de Schétibos, cinq de Conibos, quatre de Chontaquiros, une de Panos, et quelques abris provisoires de Cocamas. Grâce à cet espace de treize lieues, ménagé par le hasard entre chacune de ces demeures, leurs possesseurs, malgré la haine nationale qui les divise, vivent en paix entre eux. Nous dirons plus tard en passant devant ces logis pourquoi et comment ceux qui les habitent ont abandonne leurs tribus respectives pour vivre à l’écart.

Cosiabatay, pour revenir au point d’où nous sommes parti, est une rivière au courant rapide, large de cinquante mètres à son embouchure et habitée à l’intérieur par des Indiens Schétibos. Comme sa voisine la rivière Pisqui, elle descend des versants de la sierra de San-Carlos, un bras détaché de la Cordillère centrale, et coupe de l’ouest à l’est la plaine du Sacrement. Cette rivière portait au dix-septième siècle le nom de Manoa, d’où le nom de Manoïtas donné par les missionnaires de cette époque aux Schétibos qu’ils trouvèrent établis sur ses rives.

Les Sipibos et les Schétibos aujourd’hui séparés, ne formaient autrefois qu’une seule et même tribu, détachée comme cinq tribus voisines de la grande nation des Panos ; type, coutumes, langage, vêtement leur sont encore si bien communs avec les Conibos, dont nous avons tracé précédemment la monographie, qu’on peut dire qu’entre ces indigènes, il n’y a d’autre différence que celle du nom.

Vers le milieu du dix-septième siècle, quand le révérend Biedma, après une exploration de la rivière Pachitea, remonta pour la première fois l’Ucayali, les Sipibos alliés aux Casibos, étaient déjà séparés des Schétibos par suite d’une dispute à main armée, dans laquelle ces derniers avaient eu le dessous. Le temps n’avait fait qu’envenimer cette haine entre frères. Un siècle plus tard, en 1760, quand, à l’nstigation du P. Sobreviela, des religieux franciscains fondèrent les premières Missions de l’Ucayali, la rancune des Schétibos contre les Sipibos était encore si forte, que la crainte de voir ces indigènes en venir aux mains et s’assaillir en pleine église, si on les réunissait dans la même Mission, cette crainte fut cause qu’on affecta à chacune de ces tribus une Mission distincte. Santo-Domingo de Pisqui, sur la rivière de ce nom, reçut les Sipibos, et San-Francisco de Manoa réunit les Schétibos ; de leur côté, les Panos et les Conibos, les Remos et les Amahuacas, qui, malgré leur voisinage et leurs liens de parenté, se détestaient aussi cordialement que les Sipibos et les Schétibos, furent comme ceux-ci parqués dans des Missions distinctes. Sarayacu, Canchahuagua, Chunuya, Yupuano, Santa-Barbara de Achani, Santa-Cruz de Agnaytia et Sad-Miguel, s’élevèrent en même temps que Santo-Domingo et San-Francisco. Ces Missions figurent dans les statistiques de l’époque, et selon leur situation au nord ou au sud de Sarayacu, sous le nom de Cordon haut (cordon alto) et de Cordon bas (cordon bajo), des Missions de l’Ucayali[1].

Après sept ans de séjour dans leurs Missions respectives, ces tribus qui avaient eu le temps de réfléchir à la haine qui les divisait depuis tant d’années, et de reconnaître combien il était ridicule entre parents de se faire la moue, se sentirent prises un beau jour du désir de se réconcilier. Un Sipibo du nom de Rungato, fut chargé de porter des paroles de paix d’une tribu à l’autre. Le premier effet d’une réconciliation générale entre ces indigènes fut de détruire les Missions, de massacrer les missionnaires et de se partager fraternellement les articles de quincaillerie, les ornements d’église et les vases sacrés dont ils firent des objets de parure[2].

En 1790-91, lorsque les PP. Girbal et Marquès eurent exhumé de leurs ruines les Missions de Manoa et de Sarayacu, ils appelèrent à eux les tribus indigènes qui, en 1767, les avaient détruites. La tribu des Panos, et quelques Conibos, répondirent seuls à l’appel évangélique des missionnaires. Les autres aimèrent mieux rester libres et barbares. Quoi qu’il en soit de cette détermination peu orthodoxe, les Sipibos et les Schétibos ont échappé à une destruction totale, et l’on retrouve aujourd’hui ces indigènes, gais, replets, bien portants, comme leurs voisins les Conibos, mais ayant sur ceux-ci, grâce au voisinage immédiat des néophytes, l’avantage de savoir fabriquer du rhum et d’adorer cette liqueur.

Les forces numériques des Sipibos, en joignant aux quatorze habitations de ces indigènes relevées sur l’Ucayali, sept de leurs demeures édifiées sur les bords de la rivière Pisqui, nous paraissent être de huit à neuf cents hommes. Quant aux Schétibos, moins nombreux que leurs voisins et alliés, ils occupent six maisons dans l’intérieur de la rivière de Manoa-Cosiabatay, et l’on compte avec trois de leurs demeures sur l’Ucayali, cinq habitations situées au bord des canaux ou des lacs qui profilent cette rivière, entre Cosiabatay et le Marañon. Pour compléter ce calcul de statistique, si nous joignons maintenant les forces numériques des Conibos à celles des Sipibos et des Schétibos, nous obtiendrons approximativement le chiffre de trois mille individus, que des voyageurs abusés par la ressemblance des trois tribus et les confondant en un groupe unique, ont donné à la seule tribu des Conibos.

Au delà de Cosabiatay, l’Ucayali prit tout à coup une largeur inusitée. Ses plages de sable disparurent, une double muraille de végétation que perçaient de gracieuses touffes de palmes, vint encadrer ses rives dont les talus se dérobèrent sous un gazonnement de balisiers. Ce décor était admirable sans doute, mais la préoccu-

  1. La rivière Huallaga avait, comme l’Ucayali, son cordon haut et bas des Missions ; seulement celles de l’Ucayali étaient postérieures d’un siècle et demi à celles du Huallaga.
  2. Lors de son premier voyage à Manoa et à Sarayacu (16 octobre 1790), le P. Girbal reconnut avec douleur, au nez, au col et aux poignets des indigènes des deux sexes, des fragments de calices, ostensoirs, patènes, etc., provenant du pillage des chapelles de leurs Missions.