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coup de celui des Andalouses, du moins celui qu’elles portent les jours de fête : la jupe courte à plusieurs volants, tantôt en soie brodée, tantôt en velours bleu ou grenat orné de paillettes d’or ou d’argent, laisse voir une jambe fine et un petit pied cambré, chaussé d’un étroit soulier blanc ; les plus élégantes portent des bas de soie couleur de chair, brodés de dessins en zigzags ; nous en vîmes également qui portaient les mêmes souliers, mais sans bas. La mantille est la même, à peu de chose près, que celle appelée en Andalousie mantilla de tira ; elle est en velours noir, à bords découpés en scie, et, posée sur le chignon, va se croiser sur la poitrine ; quelquefois aussi elle se pose simplement sur les épaules. Rien n’est plus simple que la coiffure, et rien n’est plus élégant : deux petites nattes rondes, composées de tresses excessivement fines, sont coquettement fixées sur la tempe, comme chez les femmes du Trastevere ; le chignon est composé de nattes également très-fines, arrangées derrière la tête, et offre exactement la forme d’un 8 placé debout, et dont la partie inférieure serait plus grosse que l’autre. Un petit peigne crânement posé sur le côté, et un œillet rouge, un dablia ou une fleur de grenadier, complètent cette ravissante coiffure. Il n’est question ici, bien entendu, que des femmes du peuple ; les senoras suivent, le plus exactement qu’il leur est possible, les dernières modes de Paris, sauf en ce qui concerne le chapeau, que la plupart remplacent par la mantille nationale : elles trouvent ainsi le moyen de montrer les plus beaux cheveux qu’on puisse voir, et on ne saurait trop les en louer.

Pour avoir une idée de la richesse et de l’élégance des costumes populaires de Murcie, il faut avoir assisté à la Fête-Dieu ou du Corpus Domini, comme on l’appelle ici. Nous eûmes l’heureuse chance de jouir de ce charmant spectacle le lendemain de notre arrivée. Dès le matin, les cloches de la cathédrale et des différentes églises sonnèrent à repique, c’est-à-dire à coups redoublés, pour annoncer la solennité du jour ; les habitants des campagnes arrivaient en foule, vêtus de leurs plus beaux costumes ; les maisons se pavoisaient, chacun garnissait ses balcons de ses plus belles tapisseries ou de ses soieries les plus riches ; ceux qui ne pouvaient trouver place aux fenêtres commençaient à faire la haie de chaque côté des rues. Bientôt les balcons se garnirent de femmes, et une musique lointaine nous annonça le passage du cortége : en tête venaient les châsses, les saints, les reliques et les madones des différentes églises, portés par les paysans ; les vierges étaient en bois peint et de grandeur naturelle ; nous en comptâmes environ huit, chacune accompagnée du clergé des paroisses et d’une longue file de paysans, un grand cierge de cire à la main ; venaient ensuite le reste du clergé et les autorités civiles, puis différentes musiques ; nous remarquâmes une de ces musiques entièrement composée d’ecclésiastiques vêtus d’aubes et de surplis empesés. La marche était fermée par des maceros ou massiers en costume du seizième siècle, toque, pourpoint et chausses à creuvés en velours rouge et portant au cou la golilla empesée. À mesure que le saint sacrement passait, la foule se mettait à genoux et se prosternait, et les femmes faisaient pleuvoir du haut des balcons une pluie de fleurs.

Paysan d’Orihuela.

Les Espagnols aiment les cérémonies et par-dessus tout les cérémonies religieuses ; les fêtes de ce genre sont chez eux une tradition et un besoin ; il suffit d’en avoir vu quelques-unes pour demeurer convaincu que le protestantisme a bien peu de chances de prendre jamais racine dans la Péninsule.

Après avoir assisté aux fêtes de la rue et aux fêtes de l’église, nous suivîmes la foule qui se répandait dans les Alamedas, où nous achevâmes d’étudier les costumes variés à l’infini dans leurs détails. Murcie est très-riche en promenades publiques : les arbres d’Afrique et d’Amérique y croissent à côté des arbres d’Europe : nous remarquâmes dans le Paseo del Carmen de superbes orangers, qui nous rappelèrent les vers de Victor Hugo :

… Murcie a ses oranges.

En effet, les oranges de Murcie sont les meilleures qu’il y ait en Espagne, meilleures même que celles