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Un de ces logis, édifié sur le côté gauche de la grande rivière et dans lequel nous nous arrêtâmes pour déjeuner, était pourvu d’une machine de forme singulière, dont le modèle, nous dit-on, avait été fourni par des néophytes de Sarayacu. Cette machine servait à broyer les cannes à sucre. Curieux de savoir quelle boisson locale on pouvait fabriquer avec le jus des cannes, nous questionnâmes à ce sujet le propriétaire de la machine. Bon, nous dit-il en souriant et faisant le geste d’ingurgiter un liquide quelconque. Nous comprîmes sans peine qu’il s’agissait de rhum ou de tafia ; mais ce qui nous parut incompréhensible, ce fut la façon dont l’indigène accentua cette simple syllabe et le geste enthousiaste par lequel il la commenta. Ce Sipibo qui trafiquait de cire, d’huile de lamentin et de graisse de tortue avec les Missions de Sarayacu, comprenait un peu de quechua. Avec l’aide d’un interprète et nos propres ressources, nous pûmes obtenir de lui des explications sur le goût décidé qu’il manifestait pour les liqueurs fortes. Ce goût, qu’il nous dit avoir puisé dans la fréquentation des néophytes auxquels il vendait ses denrées, était passé chez lui à l’état d’habitude. Or, l’habitude, comme on sait, est une seconde nature, et le Sipibo ne pouvant vivre désormais sans boire du rhum, s’était mis à planter des cannes à sucre et à fabriquer un Trapiche pour les broyer. Les néophytes, après l’avoir aidé à monter la machine, venaient de temps en temps lui demander un coup de rhum en témoignage de sincère amitié. L’Indien paraissait enchanté de lui-même et de son aptitude a distiller une liqueur qui lui procurait dans la même journée, et selon la dose qu’il en prenait, des rêves couleur de rose ou des accès d’humeur noire. Nous quittâmes cet homme, assez scandalisé de ses propos et tout surpris en même temps, que le voisinage des Missions et des missionnaires n’eût éveillé chez lui d’autre besoin que celui de boire du rhum.

Rives de l’Ucayali.

C’est à Cosabiatay que s’achève le territoire des Indiens Sipibos, et que commence celui de leurs frères et alliés les Schétibos. Les trois Missions de Sarayacu, de Belen, et de Tierra-Blanca qui s’élèvent sur les possessions de ces derniers indigènes, ont étendu leur influence sur les lieux et les hommes, non pas en sanctifiant les uns et en civilisant les autres, comme on pourrait le croire, mais en reléguant la plupart des Sehétibos dans l’intérieur des affluents et des canaux de gauche de l’Ucayali, et en faisant du pays de ces naturels une manière de territoire neutre, où l’on trouve, alternant avec des habitations de Schétibos, des demeures de Conibos, de Chontaquiros et même de Cocamas de la grande lagune du Huallaga. Pour expliquer convenablement la chose au lecteur qui pourrait attribuer ce pèle-mêle à une fusion