Page:Le Tour du monde - 10.djvu/188

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tard un voyage à Lima. La femme, encore, jeune, nous dit s’appeler Maria ; elle était née à Sarayacu, de parents chrétiens. Ce couple, légitimement uni, appartenait à la nation combaza, originaire des rives du Huallaga, et tombée de ricochets en ricochets dans les Missions de l’Ucayali. Le Timothée, quoique chrétien, fraternisa, sans scrupule, avec nos rameurs, but avec eux le mazato de la bienvenue, et leur offrit à la ronde du tabac râpé, contenu dans un éteignoir en fer-blanc dont il s’était fait une tabatière. Sur le refus des indigènes de puiser dans ce récipient, l’homme huma coup sur coup trois ou quatre prises ; mais sans l’aide d’un appareil et en se garnissant le nez à l’européenne, comme probablement il l’avait vu pratiquer aux chefs de la Mission. La compagne du Timothée s’était tenue à l’écart pendant cette scène. À la vue de nos Conibos, elle avait manifesté d’abord une pieuse horreur, et quand après avoir bu quelques coups avec son mari, ceux-ci s’approchèrent d’elle pour admirer naïvement les bracelets de perles rouges qu’elle avait aux poignets, elle leur tourna le dos en les qualifiant à mi-voix de chiens et de païens.

L’intolérance de cette Combaza nous choqua d’autant plus, que rien dans ses traits, son teint, son costume, ne différait des sauvagesses que nous avions rencontrées en chemin. La seule particularité qui l’eût distinguée de ces dames, était sa chevelure, qu’au lieu de porter comme ces dernières, flottante sur le dos et coupée carrément à la hauteur de l’œil, elle avait tordue et relevée à l’aide d’un peigne de corne. À part ce vain hochet de la civilisation, dont elle semblait orgueilleuse, notre chrétienne était aussi brune et aussi camarde que ses sœurs du désert ; ses formes corporelles avaient un cachet tout aussi grotesque, et pour compléter cette ressemblance elle n’usait comme elles d’autre vêtement, qu’une pampanilla, bande de coton teinte en brun, qui descendait du nombril aux rotules.

Indien Schétibo.

Cette femme si peu douée par la nature et l’éducation, faisant la sucrée et la renchérie, et tirant vanité de son peigne de corne, nous déplut à première vue. Peu s’en fallut que le sentiment hostile qu’elle nous inspirait, ne rejaillît sur la Mission qui l’avait baptisée. — Telle enseigne, tel vin, — fûmes-nous sur le point de nous écrier. Heureusement elle ne tarda pas à se rembarquer avec son compagnon, et tous les deux, lui ramant, elle gouvernant, continuèrent à tâtons leur récolte de cire.

Cet échantillon des deux sexes de Sarayacu avait porté un rude coup à notre enthousiasme. Depuis tant de jours qu’on exaltait autour de nous la Mission centrale, ses moines et ses néophytes, nous nous étions habitué à les considérer sous un certain jour et nous n’aurions pu les voir autrement. Dans notre esprit imbu des maximes de Chateaubriand, les vierges de Sarayacu étaient autant d’Atalas, de Milas et de Célutas ; les néophytes mâles, leurs compagnons, ne pouvaient ressembler qu’à Outougamiz le simple ou à Chactas fils d’Outalissi. Quant aux portraits des chefs de la prière, nous les avions calqués fidèlement sur celui du vénérable P. Aubry. Tous avaient le crâne nu, la barbe blanche et tombant jusqu’à la ceinture, le dos voûté et un bâton noueux pour assurer leurs pas. Si le paysage où nous placions nos personnages n’offrait ni tulipiers, ni magnoliers, ni chênes séculaires aux mousses pendantes, ni cyprès gigantesques ombrageant des puits naturels c’est que nous savions que ces arbres spéciaux à l’Amérique du Nord, ne se trouvent pas dans celle du Sud. C’était la seule concession que nous eussions cru devoir faire. Mais voilà qu’au plus fort de nos illusions, nous tombions d’Atala, fille de Simaghan aux bracelets d’or, sur une espèce de femme-guenon, au ventre ballonné, aux extrémités d’araignée, aigre, hargneuse, intolérante ; voilà que le Chactas de nos rêves se métamorphosait en un Indien borgne, prisant du tabac dans un éteignoir et buvant de la chicha avec nos rameurs. Ô poésie ! ô mensonge ! ô déplorable effet des périodes à quatre membres ! fûmes-nous au moment d’exclamer, en mesurant l’abîme dans lequel nous avait conduit une admiration irréfléchie pour l’auteur des Natchez. Maintenant que nous restait-il à faire ? devions-nous remonter de l’effet à la cause, conclure du néophyte au missionnaire ? Mais que seraient alors les pasteurs d’un pareil troupeau ! Nous avions le frisson rien que d’y songer.

L’embouchure de la rivière Pisqui qui vint bâiller à notre droite, donna à nos pensées une autre direction. Ce cours d’eau sorti d’un bras détaché de la Cordillère centrale et large d’environ trente mètres à sa confluence avec l’Ucayali, compte sur ses deux rives une douzaine d’habitations d’Indiens Sipibos.