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terre, assez fréquents dans la pampa del Sacramento[1]. Les commotions du sol, au dire des Conibos, sont occasionnées par le déplacement du grand Esprit, qui abandonne un moment sa demeure céleste, afin de s’assurer par lui-même que l’œuvre de ses mains existe encore. Alors les Conibos de sortir en foule de leurs demeures, avec des gambades et des gestes extravagants, et chacun de s’écrier, comme s’il répondait à l’appel d’une personne invisible : ipima ipima, evira iqui, papa, evira iqui ! Un moment, un moment, me voici, père, me voici !

À l’encontre de cet esprit du bien à qui nous ne connaissons d’autre nom que celui de père ou d’aïeul, l’esprit du mal, appelé Yurima, habite le centre du globe ; les maux qui assaillent la nation lui sont attribués, et les Conibos le redoutent si fort, qu’ils évitent autant qu’ils peuvent de prononcer son nom.

Les esprits forts, il s’en trouve partout, se sont attribué, au nom du diable, un pouvoir qui n’a de bases réelles que la faiblesse d’intelligence et la crédulité d’autrui. Ces grands hommes, à la fois sorciers, jongleurs et médecins, ont dans leur gibecière nombre de tours dont ils régalent leur public ingénu. Ils guérissent les piqûres des serpents, des raies et des insectes, débitent des amulettes d’heur et de malheur et jusqu’à des philtres aratoires composés avec la chair et les yeux du cétacé cuchusca (Delphinus Amasoniensis). Grâce au mystère dont s’entourent ces Yubués ou docteurs en magie, à leurs rares paroles et aux conférences secrètes qu’ils feignent d’avoir avec Yurima leur patron, au moyen d’une léthargie due à quelque narcotique, leur prestige et leur crédit sont solidement établis dans l’opinion publique. On les consulte à tout propos et à propos de tout. Il va sans dire que chaque consultation est toujours accompagnée d’un petit présent.

Mais comme il n’est pas de montagne sans vallée et de fortune sans revers, il arrive quelquefois à nos Yubués de payer cher la terreur et l’admiration qu’ils ont imposées à la foule ; le bâton de leurs admirateurs venge cruellement le malade que ces charlatans ont tué, après s’être vantés publiquement de le guérir.

À l’instar des héros scandinaves, les Conibos après leur mort habitent un ciel belliqueux dont les joutes et les tournois sont les passe-temps. Les vierges d’Odin y sont représentées par des Aïbo-Mueaï (courtisanes) qui offrent au guerrier conibo, des montagnes d’aliments et des fleuves de boisson[2].

À la mort d’un Conibo, les femmes se réunissent dans sa demeure, enveloppent le cadavre dans son Tari (sac), placent dans sa main droite un arc et des flèches, afin qu’il pourvoie à sa subsistance dans son voyage d’outre-tombe, et après l’avoir barbouillé de rocou et de genipa, elles lui emboîtent le visage dans la moitié d’une calebasse destinée à lui servir de coupe. Le défunt ainsi accoutré, est sanglé avec des courroies découpées dans le cuir frais d’un lamentin et ressemble assez à une carotte de tabac. Les femmes mettent tant de soin et d’application à le ficeler, qu’elles semblent vouloir mettre le malheureux Conibo dans l’impossibilité de se débarrasser de ses liens au jour de la résurrection. Ces formalités lugubres accomplies, les femmes disposent le cadavre sur le sol de la hutte, la tête au levant et les pieds au couchant, puis dépliant la bande de coton qui entoure leur corps la font passer entre les jambes, de façon à ce que les deux bouts, retenus par un brin d’écorce, reposent, d’un côté sur leur ventre, de l’autre sur leurs reins. Cette façon de se draper n’est usitée qu’à l’occasion des funérailles et porte le nom de Chiacquèti. La danse et le chant mortuaires du Chirinqui commencent ensuite. Nous en avons reproduit l’air pour l’édification du lecteur.

À cet air du Chirinqui mécaniquement reproduit ici, il manque deux choses, l’âme et la vie : ainsi, d’une tête de mort dans laquelle les cavités de la bouche et des yeux existent encore, mais d’où la parole et le regard sont absents. Les notes de la gamme n’ont pu rendre le style et la manière thrénodiques de cette mélopée sauvage, rauque, voilée et néanmoins d’une douceur et d’une mélancolie singulières.

Les femmes la chantent lentement, sans paroles, du fond de leur gosier, auquel on croirait qu’elles ont mis une sourdine et, tout en chantant, tournent à la file autour du cadavre gisant. Elles ont ployé leurs bras de

  1. C’est aux foyers volcaniques de la Mesa de Pasto dans le Popayan, situés sur la même chaîne que ceux de l’Équateur et en communication directe avec eux, qu’on doit attribuer les bouleversements géologiques de la partie N. O. du bassin de l’Amazone et les commotions qui chaque année sont ressenties dans les plaines du Sacrement. Pendant la durée du phénomène, les ondes d’ébranlement, comme on a pu l’observer maintes fois, se propagent invariablement dans la direction du N. O. au S. E. Lors de la dernière irruption du volcan de Pasto, qui eut lieu vers sept heures du soir, la colonne de matière ignée qui s’éleva de son cratère atteignit une hauteur telle, qu’elle éclaira l’espace à plus de 200 lieues. Les habitants de Sarayacu et lieux circonvoisins prirent cette clarté qui empourprait le ciel pour le reflet d’une aurore boréale. Un mois après l’éruption, la nouvelle leur en fut apportée.
  2. Nous regrettons de ne pas savoir, pour le redire à nos lecteurs, le nom du Mahomet des Panos et des Conibos, qui, pour flatter les goûts de la nation, lui promit qu’elle jouirait abondamment après sa mort des ressources alimentaires dont la recherche avait fait la préoccupation constante de sa vie. Ainsi le Prophète, dans le Coran, sut flatter la paresse et les goûts voluptueux de ses fidèles en leur promettant, au sortir de cette existence, la torpeur extatique des rêves opiacés à l’ombre de l’arbre Tupa et dans la compagnie de houris blanches, vertes et rouges.