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composition, et que plus tard nous verrons préparer par les Ticunas et par les Yahuas, sert au chasseur pour abattre les quadrupèdes et le gibier dont il se nourrit. L’introduction de ce poison dans les voies digestives ne présente aucun danger ; il n’agit sur l’animal qu’après avoir été mis en contact avec le sang, et porté par celui-ci dans le torrent de la circulation ; son effet est stupéfiant. L’oiseau atteint d’une de ces flèches, quelque imperceptible d’ailleurs que soit la piqûre, se roidit sur ses pattes, hérisse ses plumes, vacille et tombe au bout de deux minutes. Les singes ont une agonie de sept à huit minutes. Les grands rongeurs, les pécaris, qui ne tombent qu’après douze on quinze minutes, ont le temps de s’enfuir, et d’aller mourir dans quelque fourré ; aussi chasse-t-on généralement ces derniers avec l’arc et les flèches.

Les Conibos en particulier, et les indigènes de l’Ucayali en général, ne se servent de ce poison que pour les animaux. Leur loyauté, ou tel autre sentiment qu’on imaginera, se refuse à l’employer contre les hommes, qu’ils combattent avec leurs armes habituelles ; mais ces scrupules n’existent pas chez la plupart des naturels de l’Amazone, dont les lances de guerre sont presque toujours empoisonnées[1].

C’est en vain que les forêts et les eaux offrent au Conibo une nourriture abondante et variée, il n’a faim que de tortues, et cette prédilection poussée jusqu’à la manie, a fait de lui le plus rude exterminateur de ces animaux. Essentiellement chélonéphage, il passe de longues heures à étudier, au bord des rivières, les mœurs de ce morne amphibie, depuis l’époque de sa ponte jusqu’à celle de ses migrations. Si jamais nous avions à écrire un traité spécial des genres Emys, Chelys, Matamata ou Testudo, c’est à la nation conibo que nous irions demander les renseignements nécessaires.

Chasse aux tortues.

Entre le 15 août et le 1er septembre, époque de la ponte des tortues dans l’Ucayali, — ne pas confondre avec les affluents de ce tronc de l’Amazone, où cette même ponte a lieu trois semaines ou un mois après, — la neige en cessant de tomber sur le sommet des Andes a ralenti le cours du fleuve, baissé son niveau et mis à nu ses vastes plages de sable. L’étiage des eaux donne aux Conibos le signal de la pêche. À un jour fixé ils s’embarquent avec leurs familles, munis des ustensiles qui leur sont nécessaires, et voguent en aval ou en amont de la rivière, selon que le caprice les pousse ou que l’instinct les guide. Ces voyages sont de dix, vingt ou quarante lieues.

Quand les pêcheurs ont découvert sur une plage ces lignes incohérentes, sillon onguiculé que trace en marchant la tortue, ils s’arrêtent, édifient à deux cents pas de l’eau des ajoupas provisoires, et cachés sous ces abris, ils attendent patiemment l’arrivée des amphibies. L’instinct de ces pêcheurs est tel, que leur installation

    font commerce de poisons fabriqués par eux pour la chasse à la sarbacane ; mais leurs toxiques sont loin de valoir le poison des Ticunas, dont un pot de la grosseur d’un œuf de poule représente, sur les marchés de l’Amazone, une valeur commerciale de quinze francs (3 piastres), tandis que les produits des autres fabricants ne sont cotés qu’à huit ou dix réaux. Au dire des riverains et des missionnaires, le sel et le sucre sont les seuls antidotes qui arrêtent et neutralisent l’effet de ce poison. Il suffit, pour rappeler à la vie l’animal blessé, d’emplir, aussitôt la blessure reçue, sa bouche, sa gueule ou son bec de sel ou de sucre en poudre. Malheureusement le sel est assez rare dans le pays et le sucre en poudre y est si peu connu, que, chez les Péruviens de l’Ucayali et du Marañon, comme chez les Brésiliens du Haut et du Bas-Amazone, on édulcore le café, les tisanes et généralement toutes les boissons avec du sirop noir ou mélasse. La prompte application d’un de ces deux remèdes, devenant par le fait difficile sinon impossible, le blessé, quel qu’il soit, n’a rien de mieux a faire qu’à se résigner à mourir.

  1. Des lances de guerre de Ticunas, d’Orejones, de Mirahñas, que nous avons en notre possession, ont leur pointe empoisonnée et incisée de façon à se rompre et à rester dans la blessure.