Page:Le Tour du monde - 10.djvu/150

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peu la monotonie du trajet et rafraîchirent notre pulpe cérébrale que menaçait de dessécher l’ardeur du soleil. Le premier jour, dans l’après-midi, une idée quelconque ayant poussé les rameurs de ma pirogue à côtoyer la berge au lieu de suivre le milieu du courant, je les entendais proférer des ché, des xi, des schisto, interjections qui dans l’idiome conibo, expriment la surprise à différents degrés, puis rapprocher l’embarcation du bord et sauter vivement en terre. Curieux de voir ce qu’ils voyaient, je les suivis. La plage, élevée de trois ou quatre pieds au-dessus du niveau de la rivière, était couverte dans un périmètre de deux cents pas, de carapaces et de plastrons de tortues, violemment séparés à coups de hache et auxquels adhéraient encore des lambeaux de chair. Les ruisseaux de sang qui avaient coulé pendant ce massacre, dessinaient sur le sable de rougeâtres sillons. Çà et là, perchés sur les testudo des malheureux chéloniens, comme des hiboux sur les tombes d’un cimetière, des vautours-urubus repus à ne pouvoir voler, se tenaient cois, le bec posé sur leur jabot dans une attitude de contemplation digestive. Je parcourus cet étrange champ de bataille sur lequel étaient restés trois cents dix-neuf cadavres. Une douzaine de Conibos, parents ou amis de mes rameurs, avaient fait à eux seuls toute cette besogne, non pour se nourrir ou s’approvisionner de viande de tortue, comme on pourrait le croire, mais seulement pour détacher des intestins de cet amphibie, certaine graisse jaune et fine qui y est attachée et qui est pour les Conibos un des articles les plus prisés de leur commerce avec les missions. Nous reviendrons sur ce genre de massacre et sur ce trafic, en traçant la monographie de ces indigènes.

Notre visite à ce Waterloo des tortues avait duré plus d’une heure. Nous rentrâmes dans le lit du courant et fîmes force de rames pour rattraper nos compagnons, qu’au coucher du soleil nous rejoignîmes sur une plage, où déjà ils avaient allumé le feu du campement. Une troupe de Conibos étrangers à la caravane, s’y trouvaient avec eux. L’époque de la ponte des tortues qui était venue, expliquait la présence de ces indigènes. Pendant deux heures, ce fut entre nos rameurs et ces inconnus un échange de syllabes et de consonnes à nous rendre sourds ; puis comme les affaires de ces derniers les appelaient ailleurs, ils prirent congé de nous et se rembarquèrent.

Je ne sais si leur rencontre nous porta malheur, mais la nuit que nous passâmes sur cette plage n’eut rien à envier à celle de Sintulini qui suivit la mort de fray Bobo notre aumônier. Les éclairs, la foudre, la pluie, mêlée aux bouffées d’un vent furieux, éteignirent nos feux, culbutèrent nos moustiquaires, ébouriffèrent notre chevelure en tous sens et nous trempèrent jusqu’aux os. Si nous passâmes cette effroyable nuit à grelotter de froid et à maudire sur tous les tons le jour qui nous avait vu naître, en revanche, nous ne sentîmes la piqûre d’aucun moustique. À quelque chose malheur est bon.

Au petit jour, nous quittâmes cette plage inhospitalière et, les yeux bouffis par l’insomnie, nous nous remîmes en chemin. Sur les onze heures, nous nous arrêtâmes dans une habitation de Conibos où léon nous cuisina dans une grande jarre, un millier d’œufs de tortue mêlés à des bananes vertes, dont le principal avantage est de faire un bouillon violet. Ce ragoût d’œufs (chupé), bien que pesant à l’estomac, nous agréa fort. À dater de cette heure nous ne négligeâmes aucune occasion de nous approvisionner d’œufs de tortue, ce qui nous fut d’autant plus facile, que la ponte de chéloniens qui met en émoi tous les peuples sauvages et civilisés de ces contrées, avait lieu déjà sur quelques points privilégiés[1].

Dans la maison où nous goûtâmes pour la première fois de ce mets indigeste, se trouvait un jeune sauvage d’une dizaine d’années, nu comme un ver, mais le nez coquettement orné d’une pièce d’argent qui lui cachait la lèvre supérieure. Les traits de cet enfant, qui rappelaient le type des Quechuas, des Antis et des Chontaquiros, contrastaient si fort avec le masque rond, bonasse et souriant des Conibos, que nous nous renseignâmes sur son compte. On nous dit qu’il était né sur les berges ombreuses de la rivière Tarvita, un affluent de droite de l’Apu-Paro et qu’il appartenait à la nation des Impetiniris. Les Conibos l’avaient pris dans une razzia faite par eux chez ces indigènes, qu’ils accusaient d’être venus de nuit leur voler des bananes. Depuis un an que le jeune Impetiniri vivait sous le toit de ses maîtres qui le traitaient comme un enfant de leur famille, il feignait d’avoir oublié le lieu de sa naissance et ne parlait qu’avec dédain des auteurs de ses jours. Le cholo Anaya, à l’iustigation du chef de la commission péruvienne, ayant manifesté le désir d’acheter ce jeune indigène, les gens de la maison le lui vendirent pour trois couteaux représentant une valeur de 1 fr. 50 cent. Le capitaine de frégate fut enchanté de son acquisition. Jusqu’à cette heure, le chef de la commission française, maître d’un Malgache loué à Lima pour la circonstance et possesseur d’un Apinagé, troqué par lui contre un vieux fusil dans une traversée de l’Araguay, l’avait secrètement humilié par ce déploiement de luxe despotique. Désormais il allait avoir comme son rival, un esclave à lui, qui pourrait bourrer et débourrer sa pipe, accourir à sa voix, se coucher à ses pieds ou le suivre à distance ; cette idée fut un dictame pour les blessures de son amour-propre et comme une compensation aux pertes réelles qu’il avait essuyées.

  1. L’avance ou le retard dans la crue ou la décroissance des eaux de l’Ucayali-Amazone et de ses grands affluents que nous verrons plus tard, tient au voisinage plus ou moins immédiat des sources de ces rivières avec les neiges des Andes. De là cette différence de quinze jours, trois semaines, un mois même, observée dans l’élévation ou l’abaissement du niveau de chacune d’elles. De là aussi, et selon le cours d’eau, une avance ou un retard dans la ponte annuelle des tortues et la récolte de leurs œufs par les riverains. Notre Apu-Paro et la rivière des Purus, malgré une distance de plus de trois cents lieues qui sépare leur embouchure, sont de tous les tributaires du Haut-Amazone coulant du sud au nord, ceux qui baissent les premiers. Dès le 15 août, leurs plages sont à sec et les tortues y déposent leurs œufs, tandis qu’elles ne pondent sur les plages du Javary, du Jurua et autres grands cours d’eau, que vers la fin de septembre.