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Il y avait trois jours, nous dit-on, qu’une pirogue montée par une famille d’Indiens Sensis[1] s’était arrêtée à l’endroit du rivage où nous venions d’aborder nous-mêmes ; cette famille pour échapper à la mortalité que la petite vérole exerçait en ce moment parmi les gens de sa tribu, avait déserté son toit de palmes, et, s’abandonnant au courant de la rivière Capoucinia, était entrée dans les eaux de l’Apu-Paro, qu’elle remontait d’aval en amont, cherchant, comme l’errante Élise de Virgile, un air pur et un endroit propice pour y édifier un autre ajoupa. À cette nouvelle, qui nous surprit un peu, mais dont nos hôtes paraissaient terrifiés, ils ajoutèrent, qu’en nous voyant venir à eux, vêtus d’habits extravagants et porteurs de barbes blondes ou noires, ils nous avaient pris pour des mauvais génies chargés par Yurima, l’esprit des ténèbres, d’apporter l’épidémie dans la contrée. Quelque peu flatteur qu’il pût nous sembler d’avoir été pris pour autant de diables, nous ne dîmes rien de désobligeant à nos hôtes en songeant à la chaude alerte qu’involontairement nous leur avions causée.

De tous les fléaux qui peuvent assaillir l’indigène, la petite vérole est celui qu’il redoute le plus. Le danger, la fatigue, les privations, le trouvent insensible ; la faim même n’a sur lui qu’une influence secondaire, car il la trompe en buvant son épais mazato. Seule, la petite vérole a le don d’émouvoir sa bile et de fondre la glace de son naturel ; à l’annonce de l’épidémie, il prend ses jambes à son cou, et, sans regarder derrière lui, dévale à travers forêts et rivières, comme si le diable l’éperonnait de ses ongles crochus. Habituellement, il ne retourne la tête que lorsqu’il a mis trente ou quarante lieues entre sa personne et l’endroit où sévit le fléau.

La petite vérole est dans son idée, la sinistre avant-courrière de la mort. La première pustule que le virus fait éclore à la surface de sa peau, équivaut au coup de faux du terrible squelette ; tant d’individus, de familles, de tribus tout entières, sont tombés sous ses yeux, victimes de ce mal étrange, manifestation de la colère du Grand-Esprit, qu’il juge parfaitement inutile de le combattre. Aux premiers symptômes de l’éruption cutanée, alors que la fièvre brûle son sang, le seul remède, ou plutôt le seul palliatif auquel il ait recours pour se débarrasser d’une insupportable chaleur, c’est de courir à la rivière, de se plonger dans l’eau jusqu’au menton et de rester immobile jusqu’à ce que le froid l’ait saisi. On devine le résultat de ce traitement[2].

Un massacre de tortues.

Un moment de conversation avec ces Conibos nous suffit pour les rassurer et dissiper la fâcheuse opinion qu’ils avaient eue de nous. Grâce à leur changement d’humeur, nous pûmes nous procurer des poules, une tortue et des régimes de bananes. La vieille Hébé qui nous avait offert son ambroisie locale et à laquelle nous avions donné quelques perles en verre coloré pour rehausser ses charmes sexagénaires, courut après nous au moment où nous nous dirigions vers nos pirogues, et, avec une affreuse grimace qu’elle croyait être un bienveillant sourire, nous remit personnellement un petit sac en jonc artistement tressé et plein d’arachides grillées.

Durant les cinq jours que nous mîmes à atteindre l’embouchure de la rivière Pachitea, il nous échut quelques distractions à défaut d’aventures, qui rompirent un

  1. La tribu des Sensis, fraction minime de la grande nation Pano, aujourd’hui éteinte, était autrefois réunie en mission. Elle habite les alentours de Chanaya-Mana, chaînon ouest de la Sierra de Cuntamana. Nous reviendrons sur ces indigènes en parlant des missions de l’Ucayali.
  2. C’est à la petite vérole, autant qu’aux guerres intestines et aux essais de civilisation tentés, d’un côté par les Péruviens, de l’autre par les Brésiliens, qu’on doit attribuer l’extinction totale ou la diminution sensible des tribus indigènes qui, au dix-huitième siècle, bordaient encore les rives du Huallaga, du Marañon, de l’Ucayali et du Bas-Amazone. Sur plus de cent vingt peuplades qu’on y comptait à cette époque, il en reste à peine trente aujourd’hui.