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d’y observer à notre aise toutes les variétés de palmiers, depuis ceux qui sont âgés de cent ans et au delà, jusqu’à ceux qu’on venait de planter. On les place ordinairement à une distance de deux mètres l’un de l’autre, et de préférence dans les terres fortes, où ils prospèrent beaucoup mieux que dans les terrains sablonneux ; on les arrose avec de l’eau saumâtre, amenée au pied de chaque arbre par des rigoles d’irrigation, et le sol, ainsi fertilisé, sert également pour culture des légumes et des céréales, qu’on sème dans l’intervalle des arbres, et qui croissent parfaitement à l’ombre, comme dans les provinces napolitaines le blé croît à l’ombre de la vigne et des ormeaux.

On distingue deux sortes de palmiers : les mâles et les femelles ; les fleurs des premiers, qui sont blanches, s’ouvrent au mois de mai, et il s’échappe une poussière jaunâtre, le pollen, qui va féconder les femelles ; celles-ci se chargent de fruits qui pendent gracieusement en régimes au-dessous des palmes, et qui, dès le mois de juin, prennent une belle teinte d’un jaune d’or ; ces régimes, tamaras, qui pèsent plusieurs kilogrammes, forment pour chaque palmier un poids moyen de quatre arrobas, près de cinquante kilogrammes. Or, comme chaque arroba de dattes se vend ordinairement une dizaine de réaux, on peut estimer le produit annuel d’un arbre à quarante réaux, c’est-à-dire onze francs environ, et cela pour les fruits seulement, car nous verrons tout à l’heure comment on utilise les palmes. Le nombre des palmiers des environs d’Elche qui produisent des dattes est évalué à trente-cinq mille environ, et les statistiques locales portent leur produit annuel à la somme de quatorze cent mille réaux, plus de trois cent soixante mille francs.

Nous voulûmes goûter des dattes d’Elche, qui nous parurent assez bonnes, quoique inférieures à celles d’Afrique ; ce qui est certain, c’est qu’elles sont fort nourrissantes, car bien que nous en eussions mangé fort modérément, il nous fut tout à fait impossible de déjeuner ce jour-là. Outre les dattes, les palmes sont encore un produit assez important ; on utilise celles des femelles qui ne produisent pas de fruits et celles des mâles : ces palmes sont expédiées dans toutes les parties de l’Espagne, où elles servent pour la cérémonie du Domingo de Samos : on les façonne avec un art tout particulier ; on les roule, on les frise, on les contourne de manière à former des volutes, des festons et toutes sortes de dessins variés de la plus grande élégance, et elles servent à orner les balcons des maisons : suivant une croyance populaire, ces palmes ont la vertu de préserver du feu du ciel, aussi est-il peu de maisons qui n’aient leur palme tutélaire. Du reste, l’Espagne ne consomme pas à elle seule les palmes d’Elche : on les envoie pour le dimanche des Rameaux jusqu’à Rome, où elles font concurrence à celles de Bordighera, de San-Remo et autres endroits de la côte ligurienne.

Tous les ans, peu de temps avant les fêtes de Pâques, quelques habitants d’Elche, plus entreprenants que leurs compatriotes, se dirigent vers le port d’Alicante, après s’être munis d’un chargement considérable de palmes qu’ils ont tressées et ornées pendant la saison d’hiver. D’Alicante ils s’embarquent pour Marseille, et à peine débarqués dans le grand port de la Méditerranée, leur premier soin est de chercher à louer pour une quinzaine de jours quelque magasin vacant, ou un emplacement libre dans une de ces nombreuses et splendides constructions qui s’élèvent chaque jour comme par enchantement, et qui ne tarderont pas à faire de Marseille la seconde ville de France. Une fois que nos habitants d’Elche ont trouvé une place convenable dans un quartier fréquenté, ils s’empressent d’étaler aux yeux des promeneurs leur marchandise d’un nouveau genre, qu’ils savent disposer avec un art et un goût tout particuliers.

La dernière fois que nous nous arrêtâmes à Marseille, nos regards furent attirés par une de ces boutiques improvisées, qui étaient garnie d’une infinité de palmes de toutes formes et de toutes dimensions : quelques-unes, dont la hauteur arrivait jusqu’à plusieurs mètres, se faisaient remarquer par un luxe d’ornementation vraiment extraordinaire : des nattes habilement tressées, des nœuds aux combinaisons les plus ingénieuses, alternaient avec des feuilles de clinquant aux couleurs variées et éclatantes, et formaient toutes sortes de dessins fantastiques et imprévus.

Le costume du vendeur de palmes ne contribuait pas moins que sa marchandise à attirer les regards de la foule : c’était, à quelques petits détails près, celui que portent les paysans du royaume de Valence ; il en est de même du langage, car le dialecte valencien, qu’on parle encore dans la province d’Alicante, est généralement employé jusqu’à Murcie. Notre marchand de palmes était un type superbe de la race espagnole du sud : sa tête brune et expressive, encadrée d’épais favoris noirs, était coiffée d’un foulard de soie rouge et jaune posé en turban ; une veste de velours bleu, garnie de nombreux boutons de filigrane d’argent, laissait voir la faja, large ceinture de soie aux rayures éclatantes, qui serrait la taille, rendue svelte encore par l’ampleur des zaragüelles, vastes caleçons de toile blanche tombant jusqu’aux genoux, comme la jupe des Palicares albanais. Des alpargatas de chanvre finement tressé lui servaient de chaussure, et se fixaient à la jambe au moyen de larges rubans noirs qui venaient se croiser sur des bas d’un bleu foncé. Nous ne manquâmes pas d’engager la conversation avec l’habitant d’Elche, et de lui demander s’il était content de ses affaires ; il nous répondit qu’elles allaient à merveille, et voulut savoir si Paris était beaucoup plus grand que Marseille ; sur quoi nous lui répondîmes que, si ses palmes pascales devenaient la mode dans la capitale de la France, elle absorberait probablement toutes celles que produit Elche. Nous terminâmes en lui donnant des détails sur son pays que nous venions de voir tout récemment, et il fut ravi quand nous lui parlâmes de l’église Santa-Maria, des palmares, etc. Mais sa joie fut au comble en entendant la fameuse phrase proverbiale : No hay mas que un Elche en España : il n’y a qu’un Elche en Espagne.