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lieues de notre pays, tout le charme et le laisser-aller de la vie de famille.

Nous continuâmes donc pendant plus d’une heure notre office de musiciens improvisés, à la grande satisfaction des deux ciegos, qui ne demandaient pas mieux que de se reposer pendant que nous nous chargions de leur besogne ; après quoi, nous mîmes le comble à nos succès en envoyant chercher des dulces à la confiteria ; car les Espagnoles sont extrêmement friandes de toutes sortes de sucreries.

Le lendemain, Doré fut mis en réquisition pour faire le portrait de la belle Conchita ; la demande lui fut faite avec tant d’instances qu’il ne put s’y refuser : il le réussit à merveille, et la feuille détachée de son album, circulant de main en main, excita de si grands transports d’admiration parmi les muchachas de la posada, que chacune vint aussi lui demander son portrait ; bientôt la maîtresse de la maison vint à son tour demander celui de sa niña, une ravissante petite fille de huit à dix ans.

Alicante.

Cependant, comme la clientèle menaçait de prendre des proportions inquiétantes, nous ne voulûmes pas prolonger notre séjour à Alicante, et nous allâmes retenir, nos places pour Elche, si célèbre par sa forêt de palmiers, qui n’est qu’a cinq ou six lieues d’Alicante. Le posadero de la Balseta était, en même temps qu’aubergiste, propriétaire de la diligence : comme nous lui faisions l’observation que le prix du transport nous paraissait quelque peu exagéré, il nous répondit naïvement qu’il ne faisait pas déjà de si bonnes affaires : ainsi, nous dit-il, j’ai fait, il y a quelques jours, une perte de plus de trois mille réaux, le coche s’étant brisé en mille morceaux, à cause du mauvais état de la route. Les doléances du posadero n’étaient que médiocrement rassurantes pour nous ; cependant nous grimpâmes dans le coupé, et bientôt nous sortions d’Alicante par la puerta de Elche ; après avoir suivi quelque temps le bord de la mer, nous entrâmes dans une vaste plaine de sable, aride et brûlante, où ne croissaient que des joncs et quelques aloès. Au bout d’une heure de cahots, nous entendîmes tout à coup de grands cris sortir de l’intérieur ; nous ne savions ce qui était arrivé : étant descendus, nous apprîmes que c’était tout simplement une des banquettes qui, les cahots aidant, s’était brisée sous le poids des voyageurs ; les malheureux avaient ainsi été secoués pêle-mêle pendant une centaine de pas : la banquette replacée tant bien que mal, nous reprîmes notre route ; mais bientôt une nouvelle secousse plus violente démonta une des portières, qui alla tomber sur le sable, suivie d’un des voyageurs ; heureusement la chute fut amortie par une épaisse couche de poussière, et il en fut quitte pour se relever, poudré à blanc des pieds à la tête. Le mayoral descendit à son tour, et essaya, à l’aide de bâtons et de ficelles, une réparation provisoire de son véhicule, tout en accompagnant cette opération des plus épouvantables jurons du vocabulaire espagnol. Les mêmes incidents, auxquels du reste nous commencions à être habitués, se reproduisirent encore plusieurs fois avec quelques variantes ; mais comme à quelque chose malheur est bon, nous dûmes à tous ces retards de faire notre entrée à Elche par un merveilleux coucher de soleil.

No hay mas que un Elche en España, dit un proverbe bien connu : — Il n’y a qu’un Elche en Espagne ; on pourrait ajouter qu’il n’y en a pas un second en Europe. Bien que l’antique Illice fût autrefois une des plus im-