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dans cette ville, des détails intéressants, que je m’empresse de transcrire ici :

« Les campagnes qui environnent Tien-Tsin sont fertiles et fournissent largement à l’alimentation publique : les céréales, telles que maïs, sorgho et orge, les plantes qui donnent de l’huile, le ricin et le sésame, et enfin la vigne, y sont cultivées sur une grande échelle.

« Les raisins, qui sont blancs ou noirs et excellents au goût, sont considérés plutôt comme fruits que comme éléments d’une boisson alcoolique ; les Chinois ne savent pas faire le vin, mais ils conservent admirablement les fruits, et c’est de Tien-Tsin que sont exportés ceux qui sont servis sur les tables des riches mandarins.

« Voici comment on s’y prend : Le Peï-ho gêle ordinairement pendant les trois mois d’hiver ; on voit alors la surface du fleuve se couvrir de travailleurs qui taillent la glace à une profondeur de 40 à 50 centimètres, et en forment des cubes égaux comme des pierres de taille. Ces cubes sont transportés dans un endroit à l’exposition du nord, et entassés les uns sur les autres, de manière à former de longues et hautes galeries ; entre ces galeries, on laisse un passage suffisant pour un homme, et c’est dans les intervalles des piliers de glaces qu’on suspend les grappes de raisin à des cordes.

« Il y a des conservatoires de ce genre qui ont plusieurs centaines de mètres de longueur ; on en rencontre un grand nombre dans les environs de Tien-Tsin. Ces maisons de glace résistent aux plus fortes chaleurs de l’été, et conservent si merveilleusement les fruits qu’il m’a été servi sur la même table des raisins de l’année précédente confondus avec ceux qu’on venait de cueillir à la vigne, sans qu’il me fût possible d’en faire la différence.

« Le commerce de la glace a une très-grande importance entre le nord et le sud de la Chine, non pas pour rafraîchir les boissons, on sait que les Chinois boivent toujours chaud, mais pour la conservation des denrées alimentaires.

« Voici comment on construit les glacières dans le nord : on fait un trou carré dans le sol, on y met un bloc de glace taillé à la même dimension, et on recouvre le tout de la terre du déblai et d’un paillasson. Il y avait une immense glacière de ce genre dans la cour intérieure des forts de Ta-Kou.

« Dans le sud, au contraire, on les place dans des endroits élevés au sommet des collines.

« Dans le courant de cette année (1861), les navires européens ont fait de grands bénéfices au moyen du transport de la glace entre les ports de la Chine.

« L’usage en est si répandu que j’ai vu ici, exposés chez des marchands de comestibles, des poissons et des volailles conservés tout entiers dans la glace, c’est-à-dire qu’on les a trempés dans l’eau par les belles gelées de l’hiver dernier, et que, quand la couche qui les entourait a été assez épaisse, on les a déposés dans le conservatoire pour reparaître en plein été ; il n’y a pas de si pauvres guinguettes, où la pastèque qu’on débite à la tranche ne soit conservée dans la glace.

« L’abondance extrême des vignes dans la province du Pé-tche-li, le prix très-modique du raisin dont on a un panier pour quelques sapèques[1], enfin l’ignorance absolue des Chinois à l’égard de la fabrication du vin, me font penser que des vignerons français, qui viendraient faire le vin sur les lieux, réaliseraient en peu de temps de grands bénéfices, à cause de l’excessive cherté de cette liqueur dans tout l’extrême Orient.

« On cultive aussi dans les environs de Tien-Tsin des pêches, des poires et des pommes, mais ces fruits sont de qualité inférieure ; enfin on y trouve des légumes de toute sorte : carottes, choux, haricots blancs et verts, pois, lentilles, laitues, oignons et autres alliacés ; une plante de la famille des raiponces fournit l’hiver-une salade de racines blanches et roses de la grosseur du doigt et très-délicates.

« Le marché de Tien-Tsin est abondamment fourni de poissons de mer et de rivière d’espèces analogues aux nôtres. Le lièvre, la perdrix, la caille et le canard sauvage abondent dans les vastes plaines et les marais des environs ; le lièvre y est un gibier si commun que j’ai vu vendre pour une piastre[2] vingt-trois de ces animaux ! Les Chinois estiment peu sa chair, et nos soldats la trouvaient, à la fin, si fastidieuse, qu’ils n’en voulaient même plus pour faire la soupe !

« Les habitants du pays prennent le gibier au collet, au trébuchet et à d’autres piéges dont je ne saurais donner la description, mais qui m’ont paru très-ingénieux, puisqu’ils manquent rarement leur coup. Ils chassent peu au fusil, à cause de l’imperfection de leurs armes à feu, mais en revanche ils sont bons fauconniers ; dans le nord de la Chine, la chasse au faucon n’est pas le privilége des hauts personnages ; il y a des gens du peuple qui vivent uniquement de cette industrie.

« Le lièvre se chasse avec le faucon lanier ou avec le gerfaut, la perdrix et la caille avec le hobereau et l’émerillon.

« J’ai assisté plusieurs fois à l’une et à l’autre de ces chasses : le principal acteur était Pou-tao, un marchand de gibier et braconnier de profession. Un jour, par un beau temps sec et froid, nous nous sommes lancés en pleine campagne ; lui courant pieds nus sur la terre durcie par la gelée, moi suivant à cheval.

« Les lièvres se blottissent alors dans les guérets, et se chauffent aux rayons du soleil de midi.

« Pou-tao, son faucon au poing, commença par se livrer à un exercice violent qui consistait à parcourir au pas gymnastique de grands cercles qu’il raccourcissait symétriquement à chaque tour ; son œil exercé avait aperçu quelque lièvre au gîte : soudain l’animal part dans les jambes du chasseur, qui, décapuchonnant son faucon, le lance en l’air et se renverse en arrière en poussant des exclamations pour l’animer : Aï, aï poung hio, courage camarade ! De l’index de la main gauche il lui désigne le lièvre qui ne paraît déjà plus que comme un

  1. Les sapèques équivalent environ à nos centimes.
  2. La piastre mexicaine en usage en Chine vaut environ cinq francs vingt-cinq centimes.