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garde des Taï-pings dont les paysans avaient fait prompte justice ; un autre soupçonné d’avoir été enrôlé parmi eux était à la cangue, les pieds et les mains enchaînés, exposé à la foule, afin d’être reconnu par ses victimes.

Ce rebelle était horriblement déguenillé ! il ne rappelait en rien les gardes du corps en habit brodé du roi Taï-ping que M. Scarth[1] avait dessinés quelques années auparavant (voy. p. 88), ni ceux que j’eus occasion d’apercevoir en 1853, lorsque nous remontions en bateau à vapeur le fleuve Bleu. C’était après la prise d’assaut et le pillage de Nankin : les pillards s’étaient affublés de tous les costumes de satin des couleurs les plus éclatantes, rouge, orange, pourpre, bleu, qu’ils avaient trouvés dans cette riche cité ; leurs détachements qui passaient le fleuve dans des bateaux plats me faisaient de loin l’effet d’une plate-bande de tulipes !

« En 1860, le pillage n’allant plus aussi bien, ils étaient aussi déguenillés que les troupes impériales !

« … Il doit y avoir des courses ces jours-ci ; on a fait venir de Calcutta et même d’Angleterre des chevaux et des jokeys en renom.

« Il se gagne beaucoup d’argent à Shang-haï, mais il est plus facile à gagner qu’à dépenser ; tout le monde s’ennuie, et, quoiqu’il y ait plus d’Européennes qu’il y a quelques années où on n’en comptait que huit, les bals et les réceptions sont très-monotones.

« On se bat les flancs pour s’amuser, et on croit se rattraper, en luttant d’élégance et de luxe. Heureusement que, d’après les dernières nouvelles, la guerre cessera bientôt, et que les marins et les militaires reviendront donner à Shang-haï une animation dont la ville a bien besoin. Les officiers ne le regretteront pas non plus, car ici l’hospitalité est aussi cordiale que magnifique. »


DE SHANG-HAÏ À TIEN-TSIN.

Traité de paix conclu à Pékin, le 25 octobre 1860. — Départ de Shang-haï sur la corvette de guerre le Forbin. — La flotte à l’ancre dans le golfe de Pe-tche-li. — Épisodes de guerre à Pehtang. — Brouettes chinoises à voiles. — La rivière Peï-ho. — Aspect de ses rives. — Jonques de guerre et de douane, sampans et keo-tchouen. — Bateaux de commerce et de pêche. — Ponts de bateaux et trains de bois.

La paix venait d’être conclue à Pékin le 25 octobre 1860 ; un article des traités portait que la ville et le port de Tien-Tsin seraient ouverts aux étrangers. Par une autre convention lord Elgin, ambassadeur d’Angleterre, avait stipulé que : Le représentant de Sa Majesté Britannique résiderait désormais d’une manière permanente ou par intervalles à Pékin, suivant qu’il plairait à Sa Majesté Britannique de le décider. La France ayant obtenu de son côté le traitement de la nation la plus favorisée, M. de Bourboulon jugea qu’il fallait partir de suite pour Tien-Tsin qu’occupait encore une partie de nos troupes, afin de surveiller le payement des indemnités de guerre, et de s’entendre avec le ministre d’Angleterre sur le moment où les deux légations iraient s’établir à Pékin.

L’établissement des ministres de France et d’Angleterre à Pékin d’une manière permanente, c’était l’accomplissement de ce vœu de toutes les nations européennes : La Chine ouverte aux commerçants, aux industriels, aux savants et aux missionnaires ! Jusque-là la diplomatie avait été réduite à traiter misérablement avec des vice-rois de provinces éloignées, ou leurs délégués, sans qu’il fût possible de connaître la pensée du gouvernement central. Être en rapport direct et de tous les jours avec lui, c’était le plus grand et le plus sérieux résultat conquis par notre armée unie à celle de l’Angleterre dans la brillante campagne qu’elles venaient d’accomplir.

Le 4 novembre, le ministre de France s’embarqua avec le personnel de la légation à bord de la corvette à vapeur le Forbin mise à sa disposition par le contre-amiral Page.

Quoique Mme de Bourboulon se ressentît déjà à cette époque d’une fatale maladie dont elle avait pris les germes à Shang-haï, et qui devait soumettre sa santé à de douloureuses épreuves dans la suite de son séjour en Chine, elle voulut aussi partir, espérant que le climat du nord, où elle allait résider, apporterait une amélioration à son état.

Il y a environ deux cents lieues de Shang-haï au golfe de Pe-tche-li, au fond duquel le fleuve Peï-ho a son embouchure.

La traversée du Forbin fut rapide et heureuse, par une mer calme et un ciel pur.

« … Rien de plus beau que le spectacle qui a frappé nos yeux à notre entrée dans le golfe : dans le lointain on voyait se dessiner au milieu de la brume du matin les terres plates et noyées de la province impériale ; l’entrée du fleuve paraissait un lac tranquille parmi les vagues agitées par la brise ; les flottes anglaise et française, à l’ancre près de la côte et pavoisées, présentaient une masse imposante de mâts et de voiles qui resplendissaient sous les premiers rayons du soleil.

« Quoi de plus saisissant que l’ordre admirable de ces grandes flottes de guerre, dont la présence fait comprendre la domination que l’homme a su conquérir sur l’océan !

« De petits bateaux à vapeur, des canonnières parcouraient en tous sens la surface de la mer, allant porter les ordres, distribuant les munitions et les vivres ; leurs cheminées lançaient des panaches de fumée noire qui montaient en légers flocons vers le ciel. »

Le Forbin était d’un trop fort tonnage pour pouvoir remonter le Peï-ho.

Il fallut s’embarquer à bord d’un aviso à vapeur de commerce, le Fi-Loung, nolisé pour le service de l’escadre : le Fi-Loung fut escorté par une canonnière de guerre.

Les grèves du Peï-ho sont plates et sablonneuses.

  1. M. Scarth, Écossais, avait visité le camp des rebelles ; son garçon d’écurie chinois est devenu depuis, raconte-t-il, un des principaux chefs de l’insurrection.