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les rues, devant les portes, au bord des fossés, sous les arbres du champ de course.

« Quel spectacle navrant que celui de ces pauvres gens forcés d’abandonner à la hâte leurs maisons et leurs récoltes, qu’ils savent bien qu’un ennemi impitoyable va réduire en cendres ! et comment nourrir toutes ces bouches puisque nous allons être assiégés !

« Mon mari a demandé vingt marins pour défendre la Légation qu’il est décidé à ne pas abandonner à ces pillards ; au besoin un bateau me transportera dans la concession anglaise mieux fortifiée et plus régulièrement défendue. »


18 août, au soir.

« Enfin l’attaque a eu lieu, et les émouvantes péripéties de la journée ont eu leur dénoûment !

« C’est à la ville chinoise seulement que les rebelles ont osé s’attaquer ; ils ont d’abord tenté d’escalader ses murailles par le côté opposé au fleuve ; les milices chinoises soutenues par quelques-uns de nos hommes les ont repoussés : une canonnière anglaise leur envoyait des obus par-dessus la ville avec une précision de tir qui a contribué à leur faire renoncer à l’attaque ; ils l’ont renouvelée sur le soir du côté de la concession française, mais ils n’ont pu s’établir dans les faubourgs qu’on avait pris soin de détruire et ils ont été chassés avec de grandes pertes.

« Quelle journée j’ai passée ! et quelle guerre que celle qu’il faut soutenir contre de sauvages ennemis, dont la victoire serait suivie d’excès devant lesquels l’imagination recule d’effroi ! »


30 août.

« L’armée des rebelles paraît enfin avoir renoncé à l’attaque de Shang-haï ; elle s’est retirée dans la direction de Sou-Tcheou, mais ses partis continuent à battre la campagne.

« Personne n’ose encore sortir de la ville, et nous sommes toujours sur le qui-vive avec nos factionnaires et nos barricades, en état de siége enfin !

« Qu’allons-nous faire des cinquante mille réfugiés chinois qui encombrent nos rues ? les vivres sont hors de prix, ou plutôt on ne peut s’en procurer à aucun prix. Nous sommes menacés de la famine avec toutes ses horreurs…

« On a fait une souscription permanente pour venir en aide à ces malheureux ; elle produit vingt mille taels par mois, cent soixante mille francs environ, ce qui permet de donner à chacun quelques grains de riz par jour, juste ce qu’il faut pour les empêcher de mourir de faim ! On dit pourtant qu’il y en a qui ne sont pas secourus. Que deviennent-ils alors ?

« La terreur inexprimable que cause aux paysans chinois le voisinage des rebelles prouve mieux que tous les raisonnements les atrocités dont ceux-ci se rendent coupables ; car ce peuple est depuis des siècles habitué à une pesante oppression, et il courbe la tête sans résistance sous toutes les tyrannies.

« Cela condamne les apologistes des Taï-pings qui ont cru trouver dans ces bandes de brigands les futurs rénovateurs de la Chine et les puissants initiateurs du christianisme…

« Ce que je viens de voir m’a bouleversée : Je me suis décidée à sortir pour aller à la messe ; en revenant, j’ai traversé à pied le bund[1] qui longe la rivière : il était plein de fugitifs.

« Des lambeaux de toile cousus sur des ridelles de chariots cassés abritaient les plus heureux ; le plus grand nombre étaient couchés pêle-mêle sur le sol ; les uns furetaient avec avidité dans tous les coins pour y trouver quelques débris sans nom ; d’autres dormaient immobiles comme des morts ; d’autres enfin, riaient solitairement de ce rire morne et convulsif du désespoir.

« Dans un coin, appuyée contre un arbre, une mère pâle et hagarde, la femme de quelque fermier, car elle était proprement vêtue, semblait la statue du Désespoir. Ses six petits enfants agonisaient autour d’elle ! Je me suis approchée, j’ai essayé de lui parler ; pas un des muscles de son visage n’a bougé ; ses yeux semblaient regarder autre part, sans doute quelque scène d’horreur à laquelle elle avait échappé, mais où elle avait perdu une partie des siens (voy. p. 84).

« Je n’ai rien pu en tirer, et après avoir vidé mes poches devant elle, je me suis enfuie en mettant la main devant mes yeux pour ne plus voir…

« … Je viens d’envoyer un domestique avec du bouillon, du riz et du pain à cette malheureuse mère ; elle était morte avec son plus jeune enfant mort dans ses bras ! On n’a pu retrouver les autres dans la foule ! »


22 octobre.

« Nous respirons enfin. Les rebelles ont été chassés de Kia-Hing ; il nous est arrivé des troupes d’Europe et la ville a repris son aspect accoutumé.

« Hier j’ai été faire une promenade à pied à deux ou trois kilomètres de Shang-haï ; on ne peut sortir ici ni à cheval ni en voiture, à cause de l’étroitesse des chaussées empierrées, où deux personnes peuvent à peine marcher de front ; autour sont d’immenses marécages où on cultive le riz. De là on aperçoit à l’horizon les hauteurs boisées de la vallée du Min qui va arroser Sou-Tcheou ; il paraît que c’est un paradis terrestre. En revanche ce pays-ci est bien triste, quoiqu’il dût être excessivement peuplé avant la récente invasion des rebelles.

« Nous sommes arrivés à un village situé sur la rivière de Sou-Tcheou ; il y a là un très-beau pont chinois en pierre de taille et en bois ; il est construit de façon à ce que les bateaux puissent passer dessous, car il se fait un commerce considérable par la rivière entre Sou-Tcheou et Shang-haï.

« Près de ce pont était un mât de supplices, où une douzaine de cages en osier contenaient un même nombre de têtes coupées ! c’était des pillards de l’arrière--

  1. Bund est le nom donné, à Shang-haï, aux chaussées empierrées qui longent la rivière.