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entre le trentième et le trente-cinquième degré de latitude.

Le plus considérable de ces fleuves est le Yang-tse-kiang ou fleuve Bleu, ainsi nommé sans doute par antithèse, et qui donne accès au port de Shang-haï situé près de son embouchure sur un de ses affluents, la rivière de Whang-Pou.

M. de Bourboulon, ministre de France en Chine, avait quitté Macao vers la fin de mai 1859, et s’était fixé à Shang-haï pour se trouver plus à portée du théâtre de la guerre et des événements diplomatiques qui pourraient en résulter.

L’absence de tout édifice convenable pour l’établissement de la légation dans la concession française l’avait décidé à louer une maison dans la concession américaine près du port de débarquement.

En remontant le Whang-Pou, cours d’eau large de six cents mètres au moins, on passe d’abord devant le village de Wou-Soung qui est devenu l’entrepôt du commerce de l’opium ; de là on peut apercevoir la ville européenne de Shang-haï avec ses hautes maisons en pierre, ses magasins, et les mâts nombreux des bâtiments qui ont jeté l’ancre devant ses docks.

La ville européenne se divise en trois parties : la concession américaine d’abord, séparée par la petite rivière de Sou-Tcheou ; la concession anglaise, qui se trouve dans le coude formé par le Whang-Pou ; puis, plus en amont, la concession française dont la limite s’arrête aux hautes murailles de la ville chinoise qu’on entrevoit à l’horizon.

Tout ce pays est d’une platitude extrême ; aussi loin que l’œil peut s’étendre on n’aperçoit pas le moindre mouvement de terrain ; le sol, élastique comme tous ceux qui reposent sur l’eau, est un relais du fleuve Bleu formé par les sédiments amoncelés par ses eaux bourbeuses.

D’immenses rizières, des canaux pleins d’une eau fétide qui n’est jamais renouvelée, des chaussées étroites où l’on peut à peine passer, quelques champs de coton et des jardins de maraîchers, enfin un soleil torride qui, dardant ses rayons sur ces marécages délétères, en fait sortir la fièvre, le choléra et la dyssenterie, telle est la description peu flatteuse, mais vraie du pays où s’élève la ville de Shang-haï.

Pourtant, malgré ces fâcheuses dispositions de la nature, la nouvelle ville européenne fondée en 1846, est en train de devenir une des plus grandes cités de l’Orient. Sa population augmente dans des proportions inconcevables ; les églises, les maisons, les magasins s’y élèvent comme par enchantement ; c’est aujourd’hui le centre d’un commerce immense.

Les résidants européens-y vivent dans l’aisance, et même dans le luxe ; il s’y est fait des fortunes inouïes grâce à la plus-value toujours croissante des terrains ; les Chinois riches étant venus eux-mêmes s’établir dans les concessions étrangères, pour échapper aux rebelles Taï-pings, les maisons, malgré la rapidité des constructions nouvelles s’y louent de vingt à cinquante mille francs. C’est que Shang-haï, à part la magnificence de son port, est placée dans une position unique à l’entrée du Grand-Fleuve et du canal Impérial, par lesquels s’alimente tout le commerce de la Chine intérieure.

La ville chinoise, qui compte, dit-on, une population de trois cent mille âmes, est laide et sale, et ne contient d’autres monuments remarquables que ses murailles qui ont vingt-quatre pieds de haut et une circonférence de six à sept kilomètres.

M. et Mme de Bourboulon se trouvaient à Shang-haï dans un moment ou le séjour de cette triste ville était rendu plus triste encore par la présence des rebelles qui la tenaient presque assiégée. Formés en quatre bandes distinctes, sous les ordres de deux chefs qui s’intitulaient les lieutenants de Taï-ping-honang, le prétendu descendant de la dynastie des Mings, ils pillaient et dévastaient le pays environnant.

L’organisation du pillage et du meurtre par les Taï-pings, qui ne forment plus aujourd’hui qu’une vaste jacquerie, était vraiment remarquable : les quatre bandes, représentées par quatre bannières, noire, rouge, jaune et blanche, ont chacune une mission à remplir :

La bannière noire est chargée de tuer ;

La bannière rouge d’incendier ;

La bannière jaune de piller, et d’arracher par des supplices, l’argent des victimes ;

La bannière blanche d’approvisionner les autres de vivres.

Déjà, ils s’étaient emparé de la grande ville de Sou-Tcheou et de Kia-Hing, située à vingt kilomètres de Shang-haï. Leurs partis venaient battre la campagne jusqu’auprès de la ville.

Mais nous laisserons parler Mme de Bourboulon qui a consigné fidèlement les violentes impressions qu’éprouvaient alors tous les résidants européens.


Shang-haï, 15 août 1860[1].

« Nous vivons dans un état d’alarme perpétuelle. Chaque jour, de mes fenêtres, je vois passer sur le fleuve, les cadavres des malheureux massacrés par les Taï-pings. Ces affreuses épaves annoncent leur approche.

« On s’attend d’un moment à l’autre à ce que la ville soit attaquée.

« Les rebelles s’imaginent que les concessions européennes contiennent des richesses immenses.

« Il faut convenir que le moment serait bien choisi pour tenter un coup de main : la grande expédition du Nord[2] nous a enlevé les troupes qui assuraient la sécurité de la ville ; et tous les bâtiments de guerre ayant été mis en réquisition pour les transports, il ne nous reste plus que les stationnaires, qui font la police du port.

  1. Les guillemets indiquent les notes écrites, en Chine même, par Mme de Bourboulon.
  2. Au moment où ces lignes étaient écrites, les généraux de Montauban et Grant attaquaient les forts du Peï-ho, à la tête de l’armée anglo-française soutenue par les flottes combinées.