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le monde (ou seulement l’Orient, je ne sais pas-bien lequel). Le czar avait, comme bien on le pense, jeté au panier cette lettre extravagante, si toutefois il l’a jamais reçue : et il paraît que le négus, craignant un pareil accueil de Napoléon III, voulait au besoin se réserver un otage.

Quoi qu’il en soit, à peine les trois interprètes eurent ils parlé, que Théodore, au paroxysme de la colère :

« Je le retiendrai à tout prix ! Qu’on le prenne, qu’on le mette aux fers, et s’il cherche à fuir, qu’on le rattrape et qu’on le tue ! »

Le ras (colonel) à qui il s’adressait passa derrière la colline pour requérir un demi-bataillon qui y stationnait.

« Qu’est-cela ? dit le négus. Cinq cents hommes pour en arrêter un ?

— Que Votre Majesté remarque, dit le ras tremblant, qu’il a sous le bras quelque chose de très-brillant (c’était mon chapeau dont le galon d’or brillait vivement au soleil couchant), et que c’est peut-être une machine formidable qui peut nous tuer tous.

Donkoro (idiot), ne diras-tu pas bientôt qu’il peut vous tuer avec ses sourcils ? Six hommes et qu’on le prenne ! »

Les hommes commandés, accompagnés des trois Européens, vinrent à moi, qui étais fort éloigné et à mille lieues de ce qui s’était passé.

J’entendis sans défiance les Abyssins murmurer entre eux : talandja alle (a-t-il des pistolets) ?

Pendant que les interprètes me balbutiaient quelques mots que je ne pus comprendre, les autres passèrent sournoisement derrière moi, et l’un d’eux me jetant les bras autour de la poitrine, me serra si violemment, que je pouvais à peine respirer : deux autres m’ôtèrent mon chapeau et mon épée, et deux autres enfin me saisirent les poignets.

Plus irrité qu’alarmé, je demandai vivement à l’orateur européen, M. Kienzlen : « Qu’est-ce ceci ? » Il tremblait comme la feuille et me répondit au hasard en anglais : Ok ! never mind, M. Consul, never mind (n’y faites pas attention).

Je fus aussitôt entraîné violemment derrière la colline : mon kavas nubien également garroté, venait derrière moi. On me fit arrêter à trente pas de la tente royale et asseoir sur une grosse pierre.

Je n’avais rien compris à ces brutalités ; mais j’y vis plus clair quand on apporta une lourde chaîne, terminée par deux grossières menottes, et qu’un officier de marque, comme on le voyait à son marghef, m’en fit passer une au poignet droit, et, armé d’une grosse pierre, se mit en devoir de me la river. Je ne sais si aucun de mes lecteurs connaît cette sensation, plus morale encore que physique, d’avoir eu les fers rivés au poignet, et d’avoir ressenti chacun de ces coups de marteau dans ses oreilles et dans sa chair à la fois. C’est au cerveau surtout que ces coups secs et métalliques retentissent comme des coups de tonnerre : je ne connais rien de plus irritant et de plus douloureux. Ma surexcitation, d’abord violente, fit subitement place à un calme singulier. Je n’étais guère en voie de réflexion, mais trois choses se dessinèrent vigoureusement dans le miroir de ma pensée : mon innocence, mon caractère officiel, l’honneur de la grande famille à laquelle j’appartenais parmi les nations. Je compris qu’ici, comme en bien d’autres cas, le rôle d’offensé était encore matériellement préférable à celui d’offenseur, et j’assistai avec sang-froid et une sorte de curiosité bizarre à tous les détails brutaux de l’opération. La chose faite, on attacha à l’autre bout de la chaîne un pauvre diable chargé de répondre sur sa tête que je ne m’évaderais pas, et je fus ramené, toujours EN GRAND UNIFORME, à ma tente qu’on avait dressée à quinze pas de là, et qui fut aussitôt entourée de gardiens armés, pendant qu’une douzaine d’autres s’installaient à l’intérieur.

Le lecteur me fera grâce de mes vingt-cinq heures de fers. On comprendra, sans que je l’exprime, la situation ridicule et pénible que me faisait, à chaque instant, la présence de mon compagnon de fers. Le lendemain matin, il obtint du chef de mes gardiens, qui n’était pas un méchant homme, un congé de deux heures qui m’apporta un grand soulagement, suivi d’un autre encore plus sensible. J’avais payé cruellement une particularité dont je n’ai jamais été fier, la petitesse de ma main. Pour être bien sûr, après divers essais, qu’elle ne passerait pas à travers la menotte, l’homme à la chaîne avait trouvé prudent de la river si serré que la pointe du fer m’entrait à chaque mouvement dans les chairs du poignet. Mon aimable geôlier, ce voyant, s’empressa de la faire desserrer de quelques millimètres, et ma situation devint supportable. Mon fidèle Ahmed, quoique ferré comme moi, mettait d’ailleurs le plus grand dévouement à me rendre tous les bons offices possibles.

Ce qui m’était le plus pénible, c”était l’abandon absolu où me laissaient mes serviteurs et les trois Européens du camp. Pour ces derniers, je savais sous quelle terreur ils vivaient : quant à mes serviteurs, je sus la vérité plus tard. Mon drogman Abba Hailo, sorte d’ecclésiastique, qui avait fait trois ans de fers pour sa religion ou pour autre chose, et que je gardais un peu par pitié pour ce qu’il avait souffert, avait menacé mes serviteurs de la colère du roi s’ils restaient au service d’un suspect comme moi. Il agissait ainsi par servilité ou par méchanceté naturelle, car plus insigne coquin je n’ai vu onc en Abyssinie. Les pauvres gens, qui s’étaient d’abord sauvés au bois, n’avaient pas voulu le croire sur parole et étaient allés aux informations ; ils avaient appris que le négus n’avait jamais songé à eux, et s’étaient remis à leur besogne. Dès le premier soir, j’eus bon espoir en voyant la toile de ma tente se soulever et le fin museau d’Ettihoune passer entre les piquets, se glisser près d’Ahmed et commencer à cuisiner comme si de rien n’était. Puis la bonne tête d’Atamenio apparut à son tour, me regardant avec de grands yeux compatissants qui me donnaient les plus grandes envies de rire, car je voyais bien que je ne serais pas pendu : puis vinrent les autres à leur tour. Je ne perdais pas cependant de vue le négus, et je comptais sur une de ces réactions communes chez