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an ou deux, un peu par passion réelle, beaucoup par orgueil d’avoir une femme de si grande maison et si admirée ; puis un jour ils se sont brouillés pour une bagatelle où le négus, de l’aveu de tout le monde, avait tort, et sont restés ennemis. Comme au fond il l’aime toujours, je crois, il va de temps à autre la voir et passe une heure à s’entendre dire une foule de choses désagréables dont nul, en Afrique, ne lui dirait impunément la centième partie ; après quoi il s’en va, justifié à ses propres yeux par l’impossibilité de vivre avec une femme pareille.

Le négus est ce que les Abyssins appellent Fakerer ; c’est une nuance de plus que théâtral. Avec son mépris affecté pour les lettres et les lettrés, il est lui-même le premier lettré d’Abyssinie, au dire des Amharas, qui citent ses lettres et proclamations comme les modèles classiques de la langue. Il est certain qu’à travers son pathos mystique et cromwellien, percent comme des fusées d’originalité puissante atteignant parfois aux sommets de la poésie. Voici des extraits d’une proclamation de lui aux Européens d’Abyssinie, il y a quelques mois :

« Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit, un seul Dieu. Le roi des rois, Théodore, créé par la Trinité, serviteur installé et fait prince par Elle, à ses enfants donnés par Dieu, tous les Francs. Par votre Dieu et le Dieu de votre ami Théodore, qui apparut à Moïse au Sinaï et sur la mer Rouge, qui apparut à Josué à Jéricho, qui oignit du signe de Samuel Saül qui cherchait ses ânesses perdues ; qui, lorsque Saül quitta le créateur, commanda à Samuel d’oindre David. Comme Salomon fut roi par David selon la parole du prophète et de son père, quoique Adonias, sans la volonté de Dieu, eût la faveur de la nation et fût proclamé roi par elle ; Salomon, de la reine d’Asib (le sud-est), engendra Menilek qui fut négus d’Éthiopie. De Menilek, à la dynastie des Gallas, tous les négus ont été des histrions qui ne demandaient à Dieu ni génie ni, avec son assistance, les moyens de relever l’empire. Quand Dieu me choisit, moi son serviteur, pour roi, mes compatriotes dirent : « Le fleuve est tari, il n’y a plus rien dans son lit. » Et ils m’insultèrent parce que ma mère était pauvre, et m’appelèrent fils de mendiant. Mais la grandeur de mon père, les Turcs la connaissent, eux qu’il a rendus tributaires jusqu’aux frontières d’Égypte, aux portes de leurs villes. Mon père et ma mère descendent de David et de Salomon, et ils sont même de la liguée d’Abraham, serviteur de Dieu, mon père et ma mère ! Maintenant, ceux qui m’insultaient du nom de fils de mendiant, mendient eux-mêmes leur pain de tous les jours…

« Sans la volonté de Dieu, ni force ni sagesse ne sauvent de la ruine. Cependant, comme Dieu dit à Adam : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, » il faut se tenir éloigné de l’abrutissement (de la paresse qui abrutit). Mais je n’ai pas besoin de vous donner ces conseils, car le proverbe dit : Ne recommande pas la sagesse à un sage et ne coupe pas la viande à un lion…

« Bien des puissants dans le monde ont eu abondance de bombes et de canons, et ils ont succombé. Napoléon en avait des milliers, et il est mort vaincu. Nicolas, négus des Moscovites, en avait en foule, et il a été vaincu par les Français et les Turcs, et il est mort sans avoir rempli le désir de son cœur…

« Si vous rencontrez dans vos contrées quelque partisan de Negousié le brigand, qui vient de dire comme les lettrés de ce pays-ci, que l’Éthiopie est gouvernée par le fils d’un mendiant, pariez avec lui une plaine couverte d’or, que moi, l’empereur présent, je suis sur le trône de mes pères, d’Abraham à David et de David à Fasil, et amenez-le ici qu’il soit confronté avec moi. C’est Dieu qui abaisse les puissants et relève les humbles. »

Cette lettre, qui ne paraît ici qu’étrange, est, dans l’original, un chef-d’œuvre de style-Tibère, plein de petits mots obliques, d’allusions sournoises, de protestations contre tout le monde et contre l’opinion publique, d’un immense orgueil sous une humilité feinte. Théodore II est là tout entier. Si je publie quelque jour cette lettre in extenso, je la ferai suivre d’un commentaire.

J’ai reçu aussi quelques lettres du négus, mais ce ne sont que des lettres sèches d’affaires ou de petits billets amicaux comme celui-ci :

« Au nom du Père, etc. Au consul français, le roi des rois, Théodore, envoie ce message. Comment avez-vous passé le temps ? Moi, Dieu soit béni ! je me porte bien. »

Madame, il fait grand froid et j’ai tué six loups.
Moi, le roi.

Ma maison.

Mes gens méritent une revue. Ma maison particulière, c’est une réduction fidèle et variée du peuple abyssin.

Ettihoune (c’est-à-dire, ma sœur me reste), une vingtaine d’années, type abyssin pur, c’est-à-dire petite, bien faite, figure ronde comme une pleine lune et pourtant osseuse, teint de cuivre rouge, beaux cheveux dont elle prend un soin exagéré. Signalement moral : rusée, coquette, belle parleuse et posant volontiers pour la mélancolie.

Atamenio (je te désire vivement), cinq ans de moins, teint beaucoup plus foncé, visage allongé : la partie inférieure légèrement portée en avant et jointe à de fort belles dents, lui donne un air un peu féroce qui jure avec la placidité de son caractère.

Il ne faut pas s’étonner des noms un peu étranges que j’ai cités : ils tiennent à une habitude superstitieuse dominante en Abyssinie. Les Éthiopiens sont persuadés que si le Bouda (le malin esprit) qui rôde autour de nous — leo rugiens — entend prononcer le vrai nom de baptême d’un chrétien, il entre aussitôt en lui ; on donne donc le nom de baptême dans le plus grand secret possible ; mais dans l’usage ordinaire on y substitue le premier mot de gratitude ou d’affection échappé à la mère, et cela même pour les garçons. J’en ai ici, sous les yeux, un exemple curieux dans Addalò, la très-jolie sœur d’Atamenio. Il paraît que les mauvaises langues du village avaient, lors de sa naissance, recherché injurieusement sa paternité ; aussi le premier mot de la mère, en prenant dans ses bras l’enfant nouveau-né, fut : Addalô